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CAMEROUN : LES DANGERS D’UN REGIME
EN PLEINE FRACTURE
Rapport d’Afrique N°161 – 24 juin 2010
TABLE DE MATIERES
SYNTHESE ET RECOMMANDATIONS ............................................................................. i
I. INTRODUCTION ............................................................................................................. 1
II. LE REGIME : UNE APPARENCE DE SOLIDITE ...................................................... 1
A. UN SYSTEME PUISSANT MAIS QUI MANQUE DE LEGITIMITE ........................................................... 1
B. DES DIVISIONS QUI S’ACCENTUENT .............................................................................................. 4
III. DES FORCES DE L’ORDRE OMNIPRESENTES MAIS DIVISEES ....................... 7
A. DES FORCES DE SECURITE FRAGMENTEES ..................................................................................... 8
B. INDISCIPLINE ET CRIMINALITE ...................................................................................................... 9
IV. LA RUE : UN CHAUDRON DE MECONTENTEMENT QUI SE REMPLIT ........ 12
A. UNE GRANDE TENSION SOCIALE ................................................................................................. 12
B. LA VIOLENCE D’ETAT ................................................................................................................. 14
V. EVITER LA CRISE ........................................................................................................ 16
A. LES SCENARIOS POSSIBLES ......................................................................................................... 16
B. EVITER UNE CRISE EN 2011 ........................................................................................................ 19
VI. CONCLUSION ................................................................................................................ 22
APPENDICES
A. CARTE DE CAMEROUN ..................................................................................................................... 22
B. LISTE DES ABREVIATIONS ET ACRONYMES ....................................................................................... 23
C. CHRONOLOGIE DES EVENEMENTS DE FEVRIER 2008 ......................................................................... 24
D. « L’OPERATION EPERVIER » ............................................................................................................. 25
E. A PROPOS D’ INTERNATIONAL CRISIS GROUP .................................................................................. 26
F. RAPPORT ET BRIEFINGS DE CRISIS GROUP EN AFRIQUE DEPUIS 2007 ............................................... 27
G. CONSEIL D’ADMINISTRATION D’INTERNATIONAL CRISIS GROUP .................................................... 29
Rapport d’Afrique N°161 24 juin 2010
CAMEROUN : LES DANGERS D’UN REGIME EN PLEINE FRACTURE
SYNTHESE ET RECOMMANDATIONS
Après 28 ans sous la présidence de Paul Biya, le Cameroun
est dans une situation de grande instabilité potentielle
à l’approche de l’élection présidentielle prévue en
2011. Le flou constitutionnel et légal qui prévaut, les
rivalités entre les barons du régime, les tentatives du gouvernement
pour contrôler le processus électoral, la rupture
du contrat politique entre gouvernants et gouvernés,
l’importante paupérisation et les nombreuses insatisfactions
de la population, le niveau élevé de la corruption
ainsi que les frustrations d’une grande partie de l’armée
font craindre la possibilité d’une crise majeure. Pour
l’éviter, Biya et son gouvernement doivent restaurer
l’indépendance de l’organe chargé d’organiser et de superviser
les élections, rendre institutionnelle et impartiale
la lutte contre la corruption et garantir la neutralité des
forces de sécurité. Ils doivent aussi, de manière urgente,
mettre en place les institutions prévues par la Constitution
de 1996, afin d’éviter une vacance du pouvoir et l’éventualité
de violences lors d’une transition, y compris si
celle-ci était causée par un événement imprévu comme le
décès en fonction du président, aujourd’hui âgé de 77 ans.
Les partenaires les plus influents du Cameroun, en particulier
la France et les Etats-Unis, doivent apporter un
soutien actif à ces mesures afin d’empêcher des troubles.
Le parti au pouvoir est de plus en plus divisé. Bien qu’il
domine toujours la vie politique, il est conscient de son
manque de légitimité et il est affaibli par des rivalités internes
pour le contrôle des ressources et des positions en
prévision de « l’après Biya ». Après avoir fait supprimer
la limitation constitutionnelle du nombre de mandats présidentiels,
Biya, qui est à la fois craint et contesté au sein
de son parti, maintient délibérément l’incertitude sur son
éventuelle candidature. De nombreux membres de son
parti nourrissent de leurs côtés des ambitions présidentielles.
Les forces de sécurité, pilier important du régime, sont
elles aussi divisées. Quelques corps d’élite sont bien
équipés et entraînés alors que les unités ordinaires, même
si elles reçoivent des salaires corrects, manquent de ressources
et sont très peu préparées. L’armée dans son ensemble
souffre de tensions entre générations, notamment
à cause du refus des vieux généraux de prendre leur retraite
qui bloque la promotion des officiers plus jeunes.
Des éléments des forces de sécurité sont aussi connus
pour être impliqués dans des activités criminelles.
A cause du niveau important de la corruption qui gangrène
le pays, d’un système politique clientéliste et d’une
importante présence sécuritaire dans toutes les sphères de
la vie quotidienne, beaucoup de citoyens se sentent exclus.
Plus de la moitié de la population ayant moins de
vingt ans, le taux élevé du chômage et du sous-emploi
chez les jeunes est une source considérable de tensions
sociales. Etant données de telles fractures, le décès de
Biya en fonctions pourrait entraîner une importante crise,
aggravée par le flou entourant les dispositions constitutionnelles
pour une transition. Un tel scénario ne se produira
pas forcément, mais, la démocratie étant en panne,
la question de la gestion de « l’après Biya » est déjà au
centre des rapports politiques au sein du régime, et est
considérée comme une importante cause potentielle
d’instabilité. Dans tous les cas, l’élection de 2011 donnera
facilement lieu à un conflit si elle est mal organisée ou
si elle manque de transparence. L’organe chargé d’organiser
et de superviser les élections n’a pas de légitimité et
a déjà connu un mauvais départ lors de sa mise en place.
Si la possibilité d’un changement politique dans des conditions
démocratiques n’existe pas, il y a de fortes chances
que des citoyens ordinaires, des membres de la classe politique
et/ou des éléments des forces de sécurité choisissent
l’option de la violence pour sortir de l’impasse dans
laquelle ils se trouvent.
La longue présidence de Biya, sa manipulation des identités
ethniques, la corruption et la criminalisation des élites
ont nourri de nombreuses frustrations. Les graves violences
urbaines de 2008, qui ont mêlé revendications
économiques, contestation du régime et manipulation
politique et causé plusieurs dizaines de morts, donnent
une idée des risques d’un violent conflit. Une situation
chaotique pourrait conduire à un coup d’Etat militaire et
aurait certainement des répercussions néfastes pour la
région, pour laquelle le Cameroun a été jusqu’à présent
un pilier de stabilité.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page ii
A moyen terme, le Cameroun fait face à de nombreux défis
pour améliorer la gestion de ses ressources publiques,
une question qui est au coeur de ses problèmes. Mais à
court terme, des actions urgentes doivent être menées
pour éviter une crise autour de l’élection de 2011.
RECOMMANDATIONS
Au gouvernement du Cameroun :
1. Favoriser une meilleure transparence dans le processus
électoral en restaurant l’indépendance de l’organe
chargé d’organiser et de superviser les scrutins ;
revoir le code électoral ; établir des listes électorales
fiables ; et élargir la base électorale, dont la faible
portée actuelle fait craindre l’exclusion de nombreux
citoyens du processus.
2. Mettre en place le plus rapidement possible les institutions
prévues par la Constitution de 1996 mais qui
n’ont toujours pas été créées, dont le Sénat, le Conseil
constitutionnel et les Régions.
3. Améliorer les efforts de lutte contre la corruption en :
a) revoyant l’opération de lutte contre la corruption
« Epervier », qui a abouti pour l’instant à
l’arrestation de plusieurs dizaines de hauts fonctionnaires
et d’anciens ministres, afin de l’inclure
dans un processus institutionnel et impartial de
lutte contre la corruption.
b) créant un organe de lutte contre la corruption
réellement indépendant du pouvoir exécutif et qui
fonctionne selon des procédures légales claires.
c) en favorisant une sensibilisation des citoyens à la
lutte contre la corruption et en mettant en place
un système de sanctions transparentes et systématiques
contre les auteurs de pratiques illégales.
4. Ouvrir un dialogue sincère avec les forces de l’opposition
sur la question de l’organisation de l’élection
et de la lutte contre la corruption.
A la communauté internationale, et en particulier
aux gouvernements français et américain :
5. Peser de tout leur poids pour pousser le gouvernement
à mettre en place le Sénat, le Conseil constitutionnel
et les Régions.
6. Continuer à soutenir le processus électoral, mais
dénoncer clairement les mauvaises pratiques et/ou
les pratiques déloyales.
7. Commencer à prévoir des missions d’observation
pour l’élection présidentielle de 2011 ; s’accorder sur
une position commune à l’égard des pratiques inacceptables
avant, pendant et après l’élection ; insister
sur la nécessité de faire en sorte que toutes les parties
acceptent les résultats et que des moyens légaux et
pacifiques de contestation des résultats soient disponibles.
8. Utiliser leur aide et leur appui dans le domaine de la
formation au secteur sécuritaire pour pousser le gouvernement
à reconnaître l’implication des forces de
sécurité dans les violations des droits de l’Homme,
en particulier lors du mouvement de contestation de
2008, et à faire en sorte que les auteurs de ces violations
répondent de leurs actes.
Dakar/Bruxelles, 24 juin 2010
Rapport Afrique N°161 24 juin 2010
CAMEROUN : LES DANGERS D’UN REGIME EN PLEINE FRACTURE
I. INTRODUCTION
Depuis le début des années 2000, les tensions sont fortes
au sein du régime de Paul Biya. Avant même 2004 et la
réélection de ce dernier pour un septennat qui devait être
le dernier selon la Constitution alors en vigueur, plusieurs
de ses lieutenants ont commencé à manoeuvrer en vue du
scrutin présidentiel de 2011, certains tentant même de
déstabiliser le président.
Le chef de l’Etat, qui contrôle le jeu des acteurs politiques
mais est complètement absent de la conduite des affaires
économiques et sociales du pays, prend une part active à
cette compétition se jouant en coulisses. Après l’avoir
annoncé de manière implicite dans son discours de fin
d’année du 31 décembre 2007, Paul Biya a fait supprimer
en avril 2008 la limitation constitutionnelle du nombre de
mandats présidentiels, en dépit des graves émeutes populaires
en partie dirigées contre ce projet qui avaient secoué
le pays deux mois plus tôt. Il a aussi écarté plusieurs
membres influents du parti au pouvoir (le Rassemblement
démocratique du peuple camerounais, RDPC) en les faisant
inculper par la justice pour des motifs de corruption,
mécontentant une partie de ses soutiens traditionnels.
Ce jeu de positionnement au sein de la classe dirigeante
est très risqué : la marge de manoeuvre de ses acteurs est
très faible et la situation sociale et économique très fragile.
Elle peut déboucher sur un affrontement entre factions
qui sera très difficile à contenir.
Ce rapport examine la situation actuelle au Cameroun, en
concentrant son analyse sur les aspects qui constituent,
selon Crisis Group, les facteurs d’instabilité les plus importants
à moyen terme, à savoir les dissensions internes
au régime, les fractures au sein des forces de sécurité,
ainsi que la colère et la frustration ressentie par la population.
Ce rapport met donc à jour l’analyse historique
du premier rapport de Crisis Group sur le Cameroun et
indique la voie à suivre pour éviter au Cameroun de
sombrer dans un climat d’instabilité à l’occasion de
l’organisation de l’élection de 2011.1
1 Pour une analyse approfondie de l’histoire du pays, et les racines
des risques d’instabilité aujourd’hui, voir le Rapport Afrique de
Crisis Group N°160, Cameroun : Etat fragile ? 25 mai 2010.
II. LE REGIME : UNE APPARENCE
DE SOLIDITE
A. UN SYSTEME PUISSANT MAIS QUI
MANQUE DE LEGITIMITE
S’appuyant sur le RDPC, véritable « parti-Etat », le régime
contrôle l’appareil administratif, le processus électoral
ainsi que la justice. A l’issue des élections législatives de
2007, il a quasiment retrouvé sa suprématie de la période
de parti unique en obtenant 153 sièges de députés sur
180.2 Alors qu’il comptait 43 parlementaires en 1997, le
principal parti d’opposition, le Front social démocrate
(largement connu sous son nom anglais, Social Democratic
Front, et son sigle SDF), n’en a plus que quinze. Cette
domination permet au RDPC de changer ou de faire
adopter des lois à sa guise, comme l’a montré le changement
de Constitution de 2008, qui est passé par l’Assemblée
nationale sans référendum. Elle lui a aussi permis, à
l’inverse, de continuer à ne pas appliquer certaines lois :
le Sénat et le Conseil constitutionnel prévus par la révision
de la Constitution de 1996, produit de la Conférence
tripartite de 1991, n’ont toujours pas été créés. Bien que
les lois nécessaires pour l’existence des assemblées régionales
aient été signées en 2008, les institutions ellesmêmes
tardent à voir le jour.
Le parti présidentiel n’a pas non plus hésité à passer outre
l’avis de ses partenaires internationaux pour reprendre le
contrôle d’Elections Cameroun (Elecam). Conditionnalité
posée par les bailleurs de fonds contre des remises de
dettes dans le cadre de l’initiative Pays pauvres très endettés
(PPTE), cet organe électoral a été créé en 2006
pour organiser et superviser les scrutins de manière indépendante,
jusque-là confiés à l’administration. Mais dès
la nomination des membres du conseil d’Elecam, fin
2008, les autorités ont opéré un retour en arrière et ont
violé la loi qu’elles avaient fait adopter. Alors qu’ils auraient
dû être choisis parmi des personnalités reconnues
pour leur « esprit de neutralité et d’impartialité » et que la
loi précise que leurs fonctions sont « incompatibles »
avec la « qualité de membre d’un parti ou de soutien à un
parti politique », les douze conseillers d’Elecam désignés
2 Le résultat de ces élections a été contesté par l’opposition.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 2
par Paul Biya sont membres ou proches du comité central
du RDPC.3 Parmi eux, Samuel Fonkam Azu’u était secrétaire
général adjoint de l’Assemblée nationale lorsqu’il a
été nommé président d’Elecam.
Le RDPC est allé encore plus loin le 26 mars 2010 en
modifiant à la va-vite la loi de 2006 portant création
d’Elecam.4 L’amendement adopté a consacré le retour
de l’administration dans l’organisation du processus électoral,
enlevant l’essence même d’Elecam, censé être
autonome.
Le parti au pouvoir a aussi pris l’habitude de se conduire
de manière imprévisible. Sans égard pour l’opposition, le
gouvernement a fait déposer en 2008 le projet de révision
de la Constitution par surprise à l’Assemblée nationale
lors d’une séance raccourcie à quinze minutes. Le vote
pour son adoption a ensuite été brusquement avancé de
24 heures par rapport à la date prévue, prenant de nouveau
de court les députés de l’opposition.5
Le régime Biya a cependant un important handicap : il
n’a pas de légitimité populaire. Quasiment aucun de la
soixantaine de ministres actuelle ne bénéficie d’une reconnaissance
par les urnes. Ils doivent leur nomination à
leur poste plutôt au président de la République. Dépendants
totalement de Paul Biya, ces hauts fonctionnaires
devenus politiciens par décret ne disposent donc d’aucune
légitimité politique ou de rapports contractuels avec leurs
concitoyens dont ils sont complètement déconnectés. 6 Le
lien des députés ou des maires avec leur base semble tout
aussi ténu, en raison du manque de fiabilité du processus
électoral.7
3 Articles 8 et 13 de la loi n°20006 /011 du 26 décembre 2006
portant création, organisation et fonctionnement d’Elecam.
4 La modification d’Elecam a été adoptée à quelques heures de
la clôture de la session parlementaire.
5 En 2002, de manière tout aussi inattendue, les élections législatives
avaient, après un premier report de six mois, été reportées
d’une semaine alors que les bureaux de vote étaient déjà
ouverts.
6 Ceux qui ont tenté de construire une base politique indépendante
ont été mis en échec par le parti. Voir aussi Luc Sindjoun,
« Le président de la République au Cameroun (1982-1996) »,
Travaux et documents N°50, Centre d’études d’Afrique noire,
(Talence, 1996). Entretien de Crisis Group, universitaire, Yaoundé,
mars 2010.
7 Voir « Au Cameroun, le cardinal Tumi doute de voir des élections
transparentes », Agence France-Presse, 21 juin 2007 : « Le
parti au pouvoir a peur d’organiser un scrutin d’une manière
transparente parce qu’il n’est pas sûr de le gagner. … Parfois je
me demande moi-même si je suis obligé d’obéir aux lois quand
on sait qu’elles sont votées par des gens qui n’ont pas gagné les
élections. Qui représentent-ils ? » Un membre militant du RDPC
a estimé que les élus « sont tous mal élus et/ou ont un casier
judiciaire ». Entretien de Crisis Group, Douala, février 2010.
Les nominations auxquelles procède Paul Biya aggravent
l’illégitimité des dirigeants aux yeux des Camerounais.
Ses choix ne semblent pas motivés par la recherche des
compétences (« le plus cancre est promu »8 selon un militant
du RDPC) mais répondent plutôt à des calculs politiques.
Le président puise en outre dans le même vivier de
hauts fonctionnaires depuis trente ans. La majorité des
magistrats, des dirigeants d’entreprises publiques et des
ministres nommés ont par conséquent plus de 60 ans,
voire plus de 70, le doyen étant le président du Conseil
national de la communication (CNC), Félix Sabal Lecco,
né en 1918. Or, plus de la moitié des Camerounais ont
moins de vingt ans.9 Passant de poste en poste, ces ministres
et hauts fonctionnaires donnent aux citoyens
l’impression de participer à un éternel jeu de chaises
musicales et de monopoliser le pouvoir et les postes de
responsabilités.
Ces élites ne compensent pas leur manque de légitimité
par une redistribution des ressources nationales dans leur
région d’origine, sauf de manière ponctuelle et flamboyante,
sans grands effets sur le niveau de vie des habitants.
Un militant du RDPC a ainsi dénoncé en 2008
l’absence de développement du Sud, dont sont pourtant
originaires plusieurs ministres, de nombreux hauts fonctionnaires
ainsi que le chef de l’Etat.10 Grâce à la gestion
clientéliste de Paul Biya (« Si vous me soutenez, je vous
donne des prébendes »), à l’absence de contrôles et de
sanctions, les dirigeants constituent une « tribu du ventre »
qui accapare les richesses du pays.11 Par le détournement
des fonds publics, beaucoup d’entre eux ont pu amasser
8 Tout en maintenant le système d’équilibre régional instauré
par Ahmadou Ahidjo, Paul Biya continue de privilégier les Béti,
son groupe ethnique : beaucoup d’entre eux occupent des postesclés,
notamment au sein du gouvernement (finances, économie,
défense). Entretiens de Crisis Group, membres du RDPC,
Yaoundé, mars 2010.
9 Chiffre des Nations unies pour 2010. Selon les mêmes chiffres,
les plus de 59 ans représentent 5 pour cent de la population.
Voir les paroles du rappeur Valsero, « Pour 2008, je parle » :
« Ce pays tue les jeunes les vieux ne lâchent pas prise / 50 ans
de pouvoir et après ça, ils ne lâchent pas prise / La jeunesse
crève à petit feu tandis que les vieux derrière la forteresse se
saoulent à l’eau de feu / Ce pays est comme une bombe et pour
les jeunes un tombeau / Faites attention, quand ça va péter y
aura que des lambeaux alors les vieux faites de la place, faut
passer le flambeau ».
10 Voir Charles Ateba Eyéné, Le paradoxe du pays organisateur
(Yaoundé, 2008). Entretiens de Crisis Group, l’auteur, Yaoundé,
mars 2010.
11 La formule est apparue au début des années 1990. « Kontchou
ne représente pas les Bamilékés ; Mboui n’incarne pas le peuple
bassa ; et Owona n’est pas mandaté par les Betis pour défendre
leurs intérêts. En revanche, ces trois hommes, et bien d’autres,
sont originaires d’une seule et même ethnie : la tribu du ventre ! »,
Challenge Hebdo, N°3, 1991.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 3
d’importantes fortunes qui contrastent avec le faible
niveau de vie de la majorité des Camerounais.12
Beaucoup de barons du régime se sont aussi discrédités à
cause de leurs liens troubles avec les milieux économiques
et d’affaires (notamment avec des entreprises
étrangères), peu importe les conflits d’intérêts possibles :
l’actuel ministre du Commerce est par exemple le président
du conseil d’administration du plus gros exportateur
de bananes du pays, filiale d’une entreprise française.13
Certains appartiennent à des réseaux criminels ou en ont
mis en place: en 2007, l’enquête d’une ONG a mis en
cause plusieurs hauts responsables du ministère de la
Forêt et de la Faune dans un commerce illicite international
d’une espèce animale protégée.14 Le président
d’Elecam a lui été impliqué dans un trafic de visas organisé
depuis les bureaux de l’Assemblée nationale.15
En 2006, l’affaire dite des listes des « homosexuels présumés
» a illustré le niveau de discrédit des élites dirigeantes.
Publiées par des journaux, ces listes accusaient
nommément des personnalités, dont de nombreux
hommes politiques, d’avoir recours à des pratiques homosexuelles
(interdites par la loi et considérées comme une
infamie par une grande partie de la population) comme
moyen de promotion sociale et politique. L’énorme succès
de ces listes auprès du public16 a montré à quel point
les modalités du pouvoir sont devenues incompréhen-
12 L’ingénieur financier camerounais Babissakana estime que
40 pour cent des dépenses de l’Etat ne servent pas à la nation
mais sont détournées par des fonctionnaires indélicats. Voir
« Cameroun : une corruption structurelle malgré un plan de
lutte », Agence France-Presse, 3 mai 2008. Selon une étude de
l’Institut national de la statistique (INS) publiée en février 2010,
le nombre de pauvres (vivant avec moins de €1,1 par jour) est
passé de 6,2 millions en 2001 à 7,1 millions (39,9 pour cent de
la population) en 2007.
13 Voir « Au Cameroun, une exploitation de bananes au goût
amer », Libération, 18 mai 2009.
14 Sous la pression, le ministre a dû limoger ces hauts cadres,
dont le secrétaire général du ministère, après la découverte de
ce vaste commerce illégal de perroquets gris. Aucun de ces responsables
n’a cependant été poursuivi par la justice, et la presse
nationale n’a jamais évoqué cette affaire. Etre employé dans un
ministère comme celui de la Forêt revient avant tout à capter et
accumuler les richesses de la forêt plutôt que de la protéger.
Les acteurs des trafics d’espèces animales protégées ont des
connexions dans les administrations et avec les forces de sécurité.
Entretiens de Crisis Group, responsable d’ONG, Yaoundé,
mars 2010. Voir « Rapport annuel 2007 » de The Last Great
Ape Organisation (Laga).
15 Entretien de Crisis Group, responsable d’ONG, Yaoundé, mars
2010. Voir aussi « Le président d’Elecam Fonkam Azuu au centre
d’une filière », Mutations, 8 janvier 2009.
16 Les journaux qui les ont publiées ont vu leur tirage considérablement
augmenter tandis que de nombreuses copies de ces
listes ont été mises en circulation.
sibles pour les Camerounais : ceux qui réussissent sont,
aux yeux des autres, forcément passés par une compromission
jugée honteuse tandis que le pouvoir apparaît
lointain, criminalisé et ne se maintenant « que par une
sorte de délinquance et de sacrilège ».17
La comédie permanente que jouent les gouvernants qui
contredisent systématiquement leurs paroles par leurs
gestes, alimente cette idée d’un régime « sorcier », dont il
faut se méfier, et au fils des années, a alimenté la méfiance
voire la défiance de la population sur sa gestion
du pays.18 Les nombreux discours de Paul Biya prônant
depuis 1982 la « rigueur » et la « moralisation » sont en
complet décalage avec les pratiques de corruption des
dirigeants. De même, sa dénonciation régulière de
« l’inertie » du gouvernement contraste avec sa propre
inaction, symbolisée par le nombre de conseils des ministres
qu’il préside : en moyenne un seul par an.
Le régime est cependant conscient de son impopularité.
Il tente de la contourner en entretenant le mythe d’un
président estimé par ses concitoyens avec la publication
de nombreuses « motions de soutien au chef de l’Etat »
dans le quotidien public Cameroon Tribune. Dans ce
théâtre-fiction, il se pose aussi régulièrement en victime :
les articles parus dans la presse française sur le coût élevé
d’un séjour de Paul Biya en France en 2009 ont été qualifiés
par le ministre de la Communication de « complot
médiatique » et « d’agression de forces tapies dans l’ombre,
qui manipulent les médias même hors des frontières nationales
».19 Mais cette posture du mensonge permanent
(que personne ne croit mais que personne ne cherche plus
à contester) masque mal la crainte de beaucoup de dirigeants
de devoir, s’ils perdaient un jour le pouvoir, renoncer
à leurs privilèges mais aussi probablement de
rendre des comptes pour les malversations auxquelles ils
se sont prêtés. La peur conduit la plupart d’entre eux à ne
pas imaginer la possibilité d’une alternance politique,20
laissant ainsi supposer qu’ils sont prêts à beaucoup pour
protéger leur position.
17 Entretien de Crisis Group, universitaire, Yaoundé, mars 2010.
Les longues et régulières absences du Cameroun de Paul Biya
(au moins un tiers de l’année) et l’important déploiement des
forces de sécurité lors de ses rares sorties à Yaoundé renforcent
cette idée d’un pouvoir lointain, inatteignable.
18 La sorcellerie est souvent associée au pouvoir au Cameroun,
où plusieurs communautés accordent à leur chef traditionnel le
pouvoir de communiquer avec le monde de l’invisible. Voir
notamment Dominique Malaquais, qui écrit que « Pour diriger
en pays beti, terroir du président Biya, il faut avoir de ‘l’evu’, la
force des sorciers », dans « Anatomie d’une arnaque : feymen et
feymania au Cameroun », études du CERI, (Paris juin 2001).
19 Voir « Polémique au Cameroun sur les coûteuses vacances de
Paul Biya en France », Agence France-Presse, 12 septembre 2009.
20 Entretiens de Crisis Group, responsable, militants du RDPC,
Yaoundé, mars 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
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B. DES DIVISIONS QUI S’ACCENTUENT
Il est aujourd’hui très difficile pour le RDPC de trouver
un consensus sur la question de la gestion du pouvoir. En
proie à des querelles de clans depuis sa création, suscitées
ou aggravées par la gestion particulière des élites de Paul
Biya qui les met en concurrence permanente, le parti se
fragmente de plus en plus avec la perspective de la fin de
sa présidence. Le président étant âgé de 77 ans en 2010,
les risques d’une maladie prolongée, ou même sa disparition
en fonctions, apparaissent de plus en plus évidents.
Plusieurs de ses proches tentent par conséquent de se positionner
pour être celui qui lui succédera à la tête du parti
et donc potentiellement au sommet de l’Etat. Mais leur
marge de manoeuvre est réduite. Ils ne peuvent pas se
prévaloir d’une base élective, et ils sachent bien qu’il
n’est pas sûr que le chef de l’Etat, qui s’est fait au cours
de sa longue présidence beaucoup d’ennemis et n’a plus
confiance en personne, désigne un successeur.21 Mais ils
n’ont d’autre choix que d’oeuvrer à discréditer leurs adversaires
afin d’être celui qui aura la préférence du président
au cas où celui-ci se choisirait un dauphin.
Depuis la levée de la limitation des mandats présidentiels
qui laisse supposer une probable candidature de Paul Biya
en 2011, une autre option se pose, celle d’écarter le président
lui-même. En changeant la Constitution, ce dernier
s’est en effet mis à dos une partie de sa formation politique.
Il a violé le pacte passé en 1996 avec son camp lors
de l’adoption de la Constitution : les députés du RDPC
avaient alors imposé la limitation du nombre de mandats.
22 Même si, toujours craint, Paul Biya n’est jamais
contesté ouvertement dans son camp, en 2009, pour la
première fois, sa fortune et sa gestion des fonds publics
ont fait l’objet de critiques dans la presse privée. En 2010,
plusieurs plaintes ont été déposées contre lui par des
Camerounais installés à l’étranger et soupçonnés par des
membres du RDPC d’être au service d’autres militants du
parti voulant écarter le président.23
C’est en 2004, avant même l’élection présidentielle
d’octobre, que la question de « l’après Biya » s’est, pour
la première fois depuis le début des années 1990, sérieusement
posée aux Camerounais. Cette année-là, le prési-
21 Entretiens de Crisis Group, militants du RDPC, Yaoundé et
Douala, mars 2010.
22 Entretien de Crisis Group, universitaire, Yaoundé, mars 2010.
23 Entretiens de Crisis Group, membres du RDPC, Yaoundé et
Douala, mars 2010. En février 2010, une association inconnue
jusque-là de Camerounais vivant en France, le Conseil des Camerounais
de la diaspora, a déposé auprès du parquet de Paris
une plainte contre Paul Biya pour « recel de détournement de
fonds publics », l’accusant d’avoir constitué en France un patrimoine
immobilier financé par des détournements de fonds
publics. Cette plainte a été classée sans suite, à cause de l’immunité
dont bénéficie le chef de l’Etat camerounais.
dent a été victime de plusieurs incidents. Le premier a eu
lieu en avril, lors du vol inaugural entre Yaoundé et Paris
de « l’Albatros», un nouvel avion présidentiel. L’appareil
qui transportait alors Paul Biya et sa famille a été victime
de plusieurs pannes, dont le blocage de son frein d’atterrissage.
Le chef de l’Etat a dû emprunter un autre avion
pour le trajet retour. Une enquête officielle a montré que
le Boeing était vieux et délabré et que son achat avait
donné lieu à des malversations financières par de hauts
responsables de la présidence. Cette affaire a montré à
Paul Biya le peu de fiabilité de son entourage et ses conséquences
possibles pour sa sécurité.24
Elle a aussi soulevé l’hypothèse de son décès en fonctions,
une question qui a été relancée avec plus d’acuité
début juin 2004. Une rumeur faisant état de la mort du
président dans un établissement hospitalier suisse s’est
propagée au Cameroun. Démentie officiellement seulement
au bout de deux jours, elle a donné lieu entre temps
à une panique générale, la classe politique comme les citoyens
ordinaires étant conscients du flou constitutionnel
qui entoure la gestion de l’intérim en cas de vacance du
pouvoir. Selon la Constitution, c’est le président du Sénat
qui doit l’assurer, or cette institution n’a jamais été mise
en place.25
Depuis cette période, des membres du RDPC et leur
clientèle s’organisent pour se placer dans la course au
pouvoir et chuchoter à l’oreille du président que tel ou tel
complote. Ils se servent en particulier de la presse qu’ils
alimentent d’informations, vraies ou fausses, destinées à
discréditer leurs adversaires auprès de Paul Biya. Selon
plusieurs témoignages recueillis par Crisis Group,
l’affaire des listes d’homosexuels présumés de 2006, suivie
par une liste des « fonctionnaires milliardaires », a
ainsi été orchestrée par des membres du régime pour en
mettre d’autres en difficulté.26
Entre 2006 et 2008, des journaux ont aussi abondamment
évoqué l’existence d’un groupe informel réel ou imaginaire
de dignitaires du RDPC, appelé « G11 » pour
24 Certains d’entre eux, dont l’ex-secrétaire général à la présidence
Jean-Marie Atangana Mebara, soupçonnés par ailleurs d’appartenir
au G11, ont été arrêtés et inculpés pour corruption en 2008.
25 Paul Biya, d’ordinaire avare en apparitions publiques, s’est
quelques jours après offert un retour triomphal à Yaoundé. « Des
gens s’intéressent à mes funérailles. Je leur donne rendez-vous
dans une vingtaine d’années », s’est-il amusé à sa sortie d’avion.
Beaucoup de Camerounais ont retiré leur argent de leur compte
en banque, ont fait des réserves de nourriture, se sont repliés
vers leur village. Des ministres ont commencé à organiser le
départ de leur famille à l’étranger. La plupart d’entre eux étaient
sans informations, se tournant vers des journalistes pour en obtenir.
Entretiens de Crisis Group, journaliste, Yaoundé, avril 2010.
26 Entretiens de Crisis Group, membres du RDPC, Yaoundé et
Douala, mars 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 5
« Génération 2011 », se préparant à s’emparer du pouvoir
en 2011. Selon plusieurs témoignages recueillis par Crisis
Group, des présumés membres du G11 opposés à la modification
de la Constitution de 2008 et à une probable
nouvelle candidature de Paul Biya en 2011, ont tenté
d’amplifier les émeutes de février 2008 avec l’objectif de
déstabiliser le président.27 Fin 2009, les mêmes médias
ont publié une autre liste de noms de membres du régime,
soupçonnés, d’après eux, d’avoir constitué « Brutus »,
une nébuleuse complotant contre le chef de l’Etat.28
Dans cette guerre interne, des personnalités se détachent,
parmi lesquelles René Sadi. A 62 ans, ce bureaucrate,
réputé discret et fidèle au chef de l’Etat, fait figure de
dauphin potentiel depuis sa nomination, en 2007, au poste
de secrétaire général du RDPC par Paul Biya. En 2010,
un quotidien national a annoncé comme poisson d’avril sa
candidature à la présidentielle de 2011. Ses proches ont
jugé qu’il s’agissait d’une manoeuvre de ses rivaux pour
l’éloigner du chef de l’Etat, connu pour ne pas aimer
qu’on lui fasse de l’ombre. Dans le passé, le président a
écarté les uns après les autres tous ceux qui pouvaient
avoir un profil de successeur.
Le secrétaire général de la présidence, Laurent Esso, dont
le poste équivaut à celui d’un président bis, est aussi en
vue.29 Il est en même temps le président du conseil
d’administration de la société qui gère les revenus pétroliers,
la Société nationale des hydrocarbures (SNH),
grande pourvoyeuse en fonds occultes du sommet du
régime. Le vice-Premier ministre et ministre de la Justice
et ancien secrétaire général de la présidence Amadou Ali,
aux commandes de l’opération de lutte contre la corruption
« Epervier »,30 passe également, avec Alain Mebe
Ngo’o, ministre de la Défense et fils spirituel de Paul
Biya, pour un proche du chef de l’Etat qui pourrait avoir
de l’influence sur la gestion de « l’après Biya ».
Deux grands groupes se distinguent aussi. Le premier est
constitué de barons depuis longtemps dans les arcanes du
pouvoir. Ces caciques dont certains s’estiment présidentiables,
veulent continuer à en tenir les rênes et conserver
leurs positions et intérêts. Certains d’entre eux ont placé
dans le régime leurs enfants qui perpétuent leur influence.
27 Des analystes estiment aussi que le chef de l’Etat a pu jouer
un rôle dans ces émeutes avec l’objectif de créer une situation
chaotique justifiant un fort déploiement sécuritaire jusqu’à l’adoption
de la révision constitutionnelle. Entretiens de Crisis Group,
universitaires, Yaoundé, mars et avril 2010.
28 Voir « Après le G11, voici le groupe Brutus », La Nouvelle, 9
novembre 2009.
29 Pour la première fois, il est visé par de violentes attaques
dans une partie de la presse depuis début 2010.
30 Epervier est le nom donné à une importante opération anticorruption
qui a mené a l’arrestation de plusieurs douzaines de
haut fonctionnaires et anciens ministres. Voir l’annexe D.
Ces anciens sont contestés par des membres du RDPC
plus jeunes, dont le président se méfie parce qu’il ne les
connaît pas et ne les maîtrise pas. La plupart de ces cadres
n’occupent pas encore de postes de responsabilités et
n’ont par conséquent pas encore accès aux ressources.
S’affirmant « progressiste », ce second groupe reproche
aux actuels dirigeants de monopoliser le pouvoir et la parole.
Il critique en coulisses mais aussi parfois de manière
ouverte la gestion du pays et du parti, accusant le RDPC
de ne pas respecter ses propres règles. Il dénonce ainsi la
non-tenue de congrès ordinaire du RDPC depuis 1996,
alors que les textes en prévoient un tous les cinq ans, et
n’hésite pas à dire que les élections internes du parti sont
truquées. Les conflits entre ces deux mouvances se retrouvent
au niveau local comme national.31
Dans chacun de ces groupes, des subdivisions existent,
liées notamment aux ambitions personnelles. Certains dirigeants
ont amassé une fortune telle qu’elle leur a permis
peu à peu de se constituer et d’alimenter d’importants
réseaux de soutien, à la fois administratifs, politiques et
économiques, et de financer, par exemple, des journaux et
des télévisions.32 Leur richesse peut évidemment aussi
leur laisser envisager le financement d’une campagne
électorale. Entrent en ligne de compte également d’importants
réseaux de recrutement et d’influence (Francsmaçons,
Rose-Croix, Opus Dei, Laakam, Essingan33) qui
31 La bataille pour la mairie de Douala V illustre ces conflits et
les liens qui existent entre le local et le national. Après les élections
municipales de 2007, la maire sortante RDPC et candidate
à sa succession, la toute puissante femme d’affaires Françoise
Foning, a eu pour la première fois face à elle un adversaire,
également issu du parti présidentiel. La dispute a immédiatement
pris un caractère national, Françoise Foning étant appuyée
par la direction du Comité central de l’époque. Critiquant sa gestion,
son concurrent, Emmanuel Simo, a annoncé vouloir en finir
avec « l’immobilisme dans le RDPC », tandis qu’un de ses soutiens
a déclaré : «Yaoundé doit cesser de nous imposer des candidats
». La direction du RDPC a finalement eu gain de cause et
a installé Foning. Le camp adverse a cependant pu obtenir trois
des cinq postes d’adjoints au maire. Entretiens de Crisis Group,
membres du RDPC, Yaoundé et Douala, mars 2010.
32 Une partie de l’argent détourné notamment par le biais de
missions et marchés fictifs ; d’attribution d’importantes primes,
a été utilisée en dépenses somptuaires, une autre dans des investissements
immobiliers au Cameroun, une autre dans l’entretien
de clientèles, et une dernière a été placée à l’étranger, souvent à
travers des fraudes liées à l’importation des biens. Peu d’informations
sont cependant disponibles sur les quantités exactes
détournées, notamment sur celles parties à l’étranger. La plupart
des quotidiens nationaux, y compris ceux qui s’affichent comme
des médias d’opposition, sont financés par le régime ou par certains
de ses membres.
33 Essingan, société secrète béti créée au milieu des années 1980,
a été encouragée par la présidence à la fin des années 1990,
pour contrecarrer l’influence de la Rose-Croix. Cette dernière
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peuvent être discréditant pour leurs membres supposés
mais aussi aider à établir des connexions entre les milieux
d’affaires, militaires et politiques. Des intérêts économiques,
notamment étrangers, sont aussi impliqués.
Les identités ethniques jouent aussi. Les élites bamiléké,
considérées comme détentrices du pouvoir économique,
sont régulièrement soupçonnées par les autres de travailler
de manière souterraine pour l’intérêt de leur communauté
tandis qu’est entretenue l’idée-fantasme d’une vengeance
des Nordistes contre les Béti, si un jour ces derniers
perdaient la présidence.34 Mais au sein même d’une
communauté ethnique, les rivalités existent, dues à la
politique de quotas régionaux dont use le président Paul
Biya.35 Le ministre de l’Administration territoriale et de la
Décentralisation Marafa Hamidou Yaya est ainsi en concurrence
directe avec le ministre de la Justice Amadou
Ali, originaire comme lui du Nord, tout comme le ministre
de la Défense Alain Mebe Ngo’o l’est avec son
prédécesseur Rémy Ze Meka issu comme lui du village
de Zoétélé (Sud).
Le risque de dérapage existe. Certains essaient de se démarquer
en empruntant une voie délicate, abondamment
exploitée au cours des années 1990 pour diviser l’opposition
: celle des clivages ethniques. Dans la foulée des
émeutes de 2008, des élites du Mfoundi, la région de
Yaoundé, ont publié une lettre s’adressant aux « prédateurs
venus d’ailleurs », en allusion aux Bamiléké, originaires
de l’Ouest et nombreux dans la capitale où ils ont
acquis plusieurs terrains.36 Lors d’un meeting du RDPC
organisé en mars 2010 à Douala, des représentants sawa
(région de Douala) ont tenu le même type de propos. Si
ces déclarations n’ont pas de répercussions immédiates
dans les faits, elles alimentent dangereusement l’imaginaire
des Camerounais. La stigmatisation des Bamiléké,
dont le dynamisme entrepreneurial est souvent critiqué
par des membres d’autres ethnies, a conduit à des vioétait
dirigée par l’ex-secrétaire général à la présidence et ancien
médecin personnel de Paul Biya, Titus Edzoa, arrêté et emprisonné
en 1997 peu après avoir annoncé sa candidature à l’élection
présidentielle. Laakam est une organisation similaire créée
à la fin des années 1980 pour défendre les intérêts de la communauté
bamiléké.
34 Cette idée de vengeance provient des exécutions, violences et
sanctions, dont été victimes des ressortissants du Nord après la
tentative de coup d’Etat de 1984.
35 « Un Bamiléké remplace toujours un Bamiléké. Un Etoudi
remplace toujours un Etoudi. … Ce qui fait que, quand un ressortissant
d’Ombessa est au gouvernement, ses frères qui sont
ministrables … lorgnent son poste et complotent contre lui en
vue de sa chute. » Voir « 25 ans après, les 7 plaies du RDPC »,
Le Messager, 24 mars 2010.
36 Voir « Déclaration des forces vives du Mfoundi », Cameroon
Tribune, 3 mars 2008.
lences au cours des années 1990 mais aussi plus récemment.
37
L’utilisation et la manipulation des médias par des hommes
politiques ont aussi eu des conséquences dramatiques en
avril 2010 avec le décès en prison, faute de soins, d’un
journaliste, Germain Cyrille Ngota Ngota. Avec deux
confrères, il avait été incarcéré en février pour « faux et
usage de faux », dans une affaire de corruption qui aurait
impliqué le secrétaire général de la présidence, Laurent
Esso.38
Paul Biya joue lui aussi sa partition dans le jeu de positionnement
des élites RDPC. Il a en partie changé la configuration
de son régime avec le plan de lutte contre la
corruption « Epervier » lancé fin 2004. Cette opération,
menée au départ sous la pression des bailleurs de fonds,
a pris un tour politique en 2008, avec l’incarcération de
trois ex-ministres influents. Leurs arrestations, très théâtralisées
et médiatisées, sont apparues liées à leur mauvaise
gestion de la fortune publique mais aussi à leurs
probables ambitions présidentielles et appartenance supposée
au fameux G11.39
Avec l’opération Epervier toujours en cours le président
fait d’une pierre plusieurs coups. Il essaie de se reconstruire
une légitimité politique sur fond de lutte anticorruption
en écartant des dirigeants à la moralité douteuse,
et il renforce son pouvoir en se débarrassant de
personnalités jugées trop ambitieuses. Il pourrait aussi
être en train de faire le vide pour préparer la voie à un
éventuel dauphin. Mais sa stratégie peut aussi déstabiliser
son propre camp et lui porter préjudice, la majorité des
victimes d’Epervier étant originaires de l’ère du Centre-
Sud-Est, son fief traditionnel. En juin 2009, une lettre
37 En juillet 2008, à Akonolinga (Centre), plusieurs personnes
ont été blessées lors de violences après la victoire d’une équipe
de football de la ville de Dschang (Ouest), dominée par les
Bamiléké, sur l’équipe de football locale. Des Yébékolo ont
recherché des Bamiléké et les ont agressés. Voir « 2009 Human
Rights Report : Cameroon », US Department of State.
38 M. Ngota Ngota, 39 ans, est vraisemblablement décédé faute
de soins, alors qu’il souffrait de problèmes d’hypertension.
Comme très souvent dans de telles affaires au Cameroun, cet
incident a suscité diverses interprétations. Selon certains, les
trois journalistes, travaillant pour de petites publications quasi
inconnues, ont tenté de faire chanter le secrétaire général de la
présidence, Laurent Esso, en utilisant une lettre sur laquelle ils
ont imité sa signature. Le document ordonnait le versement
d’importantes commissions à des intermédiaires dans le cadre
de l’achat d’un bateau pour l’armée par la SNH. Entretien Crisis
Group, membre du régime, Yaoundé, avril 2010.
39 Pour plus de détails sur l’opération Epervier, voir l’annexe D.
Certains des ex-ministres arrêtés soupçonnent Amadou Ali et
Laurent Esso d’avoir voulu les écarter du pouvoir et d’être à
l’origine de leurs arrestations. Entretiens de Crisis Group, proches
des ministres concernés, Yaoundé, avril 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
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écrite par des « élites béti du Centre » adressée au président
a montré la fébrilité de ces dernières. 40 Il n’est pas
non plus exclu que des dignitaires emprisonnés, dont les
réseaux d’influence sont encore en partie opérationnels,
soient tentés d’agir.41
Ces agissements politiques sont révélateurs de la nature
à la fois politique et personnelle de l’opération et de sa
très faible emprise institutionnelle. En effet « Epervier »
n’est associé à aucun travail de sensibilisation ni à un
programme sérieux d’amélioration de gestion des ressources
publiques. L’analyste Olivier Vallée souligne le
peu d’empressement à mettre en oeuvre la déclaration des
biens des hauts responsables, pourtant prévue par la
Constitution de 1996, et à propos d’Epervier constate :
« On a donc assisté a la montée en puissance du traitement
‘personnalisé’ des corrompus, plus qu’une accélération
de la mise en place d’une stratégie de démantèlement
des mécanismes de la corruption ».42
Même si elles se veulent subtiles, les tactiques mises en
oeuvre en vue de « l’après Biya », y compris celles du
président lui-même, ressemblent souvent à des coups de
poker. Elles n’ont aucune garantie de déterminer la suite
des événements, notamment parce qu’aucun des protagonistes
ne connaît précisément la nature et la force des réseaux
de ses adversaires. La corruption rend également
toute alliance aléatoire. Le régime ressemble finalement
de plus en plus à une société de cour à la fin du règne de
son souverain, dont le jeu d’ombres et d’intrigues ne
constitue plus que l’unique rouage. L’aggravation de ses
fissures peut aussi bien aboutir à son délitement progressif
que dégénérer en implosion, avec des conséquences
lourdes pour le pays.43 Occupés à leurs querelles, les dirigeants
du RDPC oublient en plus de prendre en compte
l’attitude de la rue et de l’armée.
40 Voir Le Messager, 4 juin 2009. « Sous le couvert de l’opération
épervier, vous avez entrepris de faire arrêter tous ceux
qu’on vous a présentés comme détourneurs des deniers publics.
Cela semble une coïncidence mais il apparaît clairement qu’il
ne s’agit en fait que de nos fils méritants et ceux ayant une stature
d’homme d’Etat. Sans nous attaquer à votre pouvoir, le
Grand centre se pose une question : Quand vous ne serez plus
là pour défendre nos intérêts, lequel de nos fils tiendra notre
flambeau si tous sont en prison? »
41 Le nom de l’ancien secrétaire général de la présidence et exministre
des Affaires étrangères Jean-Marie Atangana Mebara
est souvent cité. Entretiens Crisis Group, membres du RDPC,
Yaoundé, Douala, mars et avril 2010.
42 Dans La Police morale de l’anticorruption (Paris 2009), p.
170. Selon Vallée, depuis l’indépendance l’Etat oscille entre une
attitude permissive envers la corruption, qui permet de lever la
pression fiscale et étatique, et des sursauts de « rigueur », censés
remettre de l’ordre dans les affaires du pays.
43 Entretien de Crisis Group, sociologue Claude Abé, Yaoundé,
mars 2010.
III. DES FORCES DE L’ORDRE
OMNIPRESENTES MAIS DIVISEES
Principale base du régime, qui s’en sert pour compenser
son manque de légitimité populaire et satisfaire son obsession
du maintien de l’ordre et de la stabilité interne, les
forces de sécurité (armée, gendarmerie, police) souffrent
de plusieurs faiblesses. Elles sont fragmentées, avec d’un
côté des forces régulières peu équipées, en partie tribalisées,
et de l’autre, des « unités spéciales » qui bénéficient
d’un régime de faveur. Une partie d’entre elles a aussi
développé des liens avec le monde des affaires ou des milieux
criminels. La question de la réaction des forces de
sécurité dans le cas d’une crise au sommet de l’Etat reste
par conséquent très ouverte : elles seraient potentiellement
divisées et pour certaines soucieuses de préserver
leurs privilèges et leurs intérêts, rendant toutes les options
possibles, y compris celle d’une prise de pouvoir.
Les forces de sécurité ont depuis l’indépendance une
place prépondérante pour la stabilité du pouvoir au Cameroun
où, dès leur création, elles ont été formées pour
combattre une partie de leurs propres concitoyens. C’est
ainsi sur elles que le régime du président Ahmadou Ahidjo
s’est appuyé pour asseoir son autorité à l’indépendance
: elles ont anéanti l’Union des populations du Cameroun
(UPC) qui contestait Ahidjo. Maintenant pendant
les années 1960 et 1970 dans l’espace public une présence
s’apparentant à un état de siège, elles ont ensuite
joué un rôle important dans la répression des opposants
au régime et le contrôle de l’ensemble des citoyens.
Pour cette lutte contre les « ennemis de l’intérieur », elles
ont longtemps bénéficié d’un régime d’exception : il a été
pour elles « la règle, la norme, le quotidien le plus ordinaire
» pendant trente ans, l’état d’urgence instauré en
1959 n’ayant été levé qu’au début des années 1970 et les
ordonnances contre la subversion n’ayant été supprimées
qu’en 1990.44 Ce n’est qu’en 1993, lors du conflit avec le
Nigeria au sujet de la péninsule de Bakassi, que l’armée a
pour la première fois endossé son rôle premier, celui de la
défense du territoire national.45
A la tête d’un régime autoritaire obnubilé par le maintien
de l’ordre intérieur, le président Ahmadou Ahidjo a toujours
contrôlé étroitement les forces de sécurité et en particulier
l’armée. Il a fait en sorte qu’elle ne compte qu’un
44 Voir Fabien Eboussi Boulaga, La démocratie de transit au
Cameroun (Paris, 1997) p.66.
45 Pour l’histoire des forces armées, entretiens de Crisis Group
avec trois experts, Yaoundé, mars 2010 et voir Chantal Belomo-
Essono, L’ordre et la sécurité publics dans la construction de
l’Etat au Cameroun, Thèse pour le doctorat en science politique
(Bordeaux, 2007).
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
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seul général entre 1973 et son départ du pouvoir (1982)
afin de l’avoir bien en main. Le ministère de la Défense,
comme d’autres postes-clés, était confié à des ressortissants
de sa région d’origine. Les centres d’instruction militaire
étaient eux éloignés du pouvoir en étant situés au
Nord et à l’Ouest. Un accord d’assistance militaire technique
liait alors le Cameroun et la France, extrêmement
présente.
La tentative de coup d’Etat en 1984 menée par des officiers
proches d’Ahmadou Ahidjo contre Paul Biya a en
partie changé la donne. Les forces de sécurité sont devenues
à la fois des alliées et des ennemies potentielles pour
le président, désormais uniquement obsédé par sa propre
sécurité. Après avoir effectué une purge sévère dans
l’armée, Paul Biya l’a reprise en main en plaçant des
hommes de confiance aux postes sensibles. Il a tissé des
liens étroits avec les officiers qui l’avaient sauvé en 1984.
Il a récompensé leur loyauté en leur donnant des promotions
et en multipliant les avancements, au prix d’un secteur
sécuritaire « budgétivore ».46 Il a aussi veillé à ce que
les forces de sécurité ne soient pas concernées par les importantes
baisses de salaire des fonctionnaires de 1993.
Le président a également donné aux hauts gradés la latitude
d’investir l’espace économique pour s’assurer à la
fois leur fidélité et les tenir éloignés du champ politique.
Certains généraux ont aujourd’hui des concessions
forestières, d’autres des plantations. Des officiers sont à
la tête de sociétés de sécurité privée ou possèdent des
terres qu’ils louent à des multinationales.47
A. DES FORCES DE SECURITE FRAGMENTEES
Le régime de complaisance accordé aux officiers supérieurs
a mis à mal la cohésion de l’armée. Il a abouti à la
constitution d’une bourgeoisie militaire dont les revenus
n’ont plus rien à voir avec ceux de la troupe.48 Le lien
particulier qui unit certains d’entre eux au chef de l’Etat
depuis 1984, leur volonté de conserver leur position de
rente et la méfiance du président vis-à-vis d’officiers plus
jeunes ont aussi conduit au maintien en poste des généraux
au-delà de l’âge légal de la retraite. Le Cameroun
compte ainsi aujourd’hui 21 généraux, dont la plupart ont
46 Le ministère de la Défense occupe la troisième ligne du budget
de l’Etat pour 2010 derrière l’Enseignement secondaire et
les Travaux publics avec une enveloppe de 175 353 milliards
de francs CFA (€ 267 324 millions).
47 Entretiens de Crisis Group, experts des questions de sécurité,
Yaoundé, mars 2010.
48 Aujourd’hui, le salaire le plus élevé au sein de l’armée est de
500 000 FCFA (€ 762 245), en comptant les primes dont le
fonctionnement est très peu transparent, ce qui équivaut à celui
d’un enseignant en fin de carrière.
plus de 65 ans.49 Le plus gradé d’entre eux, Pierre Semengué,
est âgé de 75 ans. Non seulement leur maintien en
activité émiette et complexifie le commandement (plusieurs
de ces généraux, par ailleurs, ne s’entendent pas)
mais il crée un ressentiment important chez l’ensemble
des officiers et en particulier chez les colonels, qui, eux,
prennent leur retraite à l’âge réglementaire et se trouvent
bloqués dans leur avancement.
Ces rancoeurs sont accentuées par un problème de formation
: la réforme de l’armée lancée en 2001 a généré des
jeunes officiers bien plus diplômés que leurs aînés et leur
hiérarchie. Certains colonels voient leur commandement
perturbé par ces jeunes diplômés tandis que ces derniers
ne s’estiment pas reconnus à leur juste valeur.50 A ces
frustrations s’ajoutent d’autres, liées à des avancements
jugés arbitraires et qui favorisent généralement les Béti,
l’ethnie du président.51 Au cours des années 2000, plusieurs
officiers béti ont ainsi été promus sur des critères
obscurs, suscitant des interrogations chez leurs camarades.
52 Il reste aussi des séquelles de la tentative de coup
d’Etat de 1984 : certains membres de l’armée qui ont participé
à sa mise en échec estiment ne pas avoir été récompensés
correctement, tandis que d’autres estiment avoir
été sanctionnés injustement.53
49 Des observateurs minimisent le pouvoir réel de certains de
ces vieux généraux et soulignent le rôle des colonels et des renseignements
militaires. Entretien de Crisis Group, universitaire,
membre des forces de sécurité, Yaoundé, mars et avril 2010.
50 En 2001, une réforme de l’armée, qui compte environ 30 000
hommes, a été lancée avec l’aide de la France (et notamment
l’ancien général d’armée français Raymond Germanos) pour la
mettre au niveau des standards internationaux et lui permettre
de participer à des opérations de maintien de la paix. Depuis, le
Cameroun s’est équipé d’un Cours supérieur interarmées de
défense (CSID) à vocation régionale, qui s’ajoute à son Ecole
militaire interarmées (EMIA) et à son Ecole d’état-major (EEM),
et d’un centre de perfectionnement aux techniques de maintien
de l’ordre (CPTMO) pour la gendarmerie. La réforme a également
institué trois régions militaires interarmées, la compétence
de la première s’étendant aux régions du Centre, du Sud et de
l’Est, la deuxième aux régions du Littoral, de l’Ouest, du Sud-
Ouest et du Nord-Ouest et la troisième aux régions de l’Extrême-
Nord, du Nord et de l’Adamaoua. L’armée est présente
sur tout le territoire, chacune des dix régions du pays disposant
d’un commandement militaire. Entretiens de Crisis Group, expert
des questions militaires, Yaoundé, mars 2010.
51 Si les différentes composantes ethniques du pays sont représentées
au sein de l’armée au nom de l’équilibre régional, celle
des Béti semble privilégiée. Le ministre de la Défense est également
Béti.
52 Entretiens de Crisis Group, membres des forces de sécurité,
Yaoundé, mars et avril 2010.
53 Entretiens de Crisis Group, membre des forces de sécurité,
source proche des militaires, Yaoundé et Douala, avril 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
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S’il a accordé des privilèges aux individus, le président
Biya a dans le même temps délaissé une grande partie des
forces de sécurité, dont il se méfie. Faute de volonté politique
et d’une utilisation rationnelle du budget de la Défense54
leurs éléments ont des moyens très insuffisants,
très peu d’armes et de munitions, ne s’entraînent pas et
sont pour beaucoup désoeuvrés.55 Comme il n’y a pas suffisamment
de casernes militaires, les soldats habitent avec
les civils, au quartier. Beaucoup de brigades de gendarmerie
ne comptent que trois ou quatre éléments et aucun
moyen de transport. Etant donnés ces handicaps, les forces
de sécurité ne sont pour la plupart pas performantes.56
Leur inefficacité a conduit les autorités à créer et à privilégier
des unités spéciales. Censées traiter des problèmes
spécifiques, criminels ou frontaliers, elles bénéficient de
pouvoirs étendus et d’une impunité de fait. Le statut de
deux de ces corps d’élite, la Garde présidentielle (GP)
chargée de la sécurité du président et le Bataillon d’intervention
rapide (BIR), pose en particulier question. Tous
deux bénéficient d’un régime spécial, puisqu’ils ne dépendent
pas du ministère de la Défense mais directement
de la présidence. Ils sont en outre commandés et formés
par un officier étranger : Avi Abraham Sirvan, un colonel
retraité de l’armée israélienne et ancien attaché de défense
à l’ambassade d’Israël à Yaoundé, qui est lié par un
contrat privé à la présidence.57
Alors que la GP assure la sécurité du président et est stationnée
à Yaoundé, le BIR, a été conçu pour faire face à
de nouvelles formes de criminalité.58 Il a été chargé à ses
débuts de combattre les coupeurs de route qui sévissent
au Nord et à l’Est du pays. Le recrutement de ses éléments
diffère de celui des autres entités : il est centralisé
alors que les forces régulières comptent un centre de recrutement
dans chaque région. Le BIR est cependant com-
54 Une grande partie du budget est détourné et gaspillé en dépenses
somptuaires. Entretien de Crisis Group, membre des
forces de sécurité, Yaoundé, avril 2010.
55 Un membre des forces de sécurité a confié à Crisis Group ne
pas avoir manié d’arme depuis 1990. Entretien de Crisis Group,
membre des forces de sécurité, Yaoundé, avril 2010.
56 Entretiens de Crisis Group, expert des questions militaires,
Yaoundé, mars 2010.
57 Cette implication israélienne dans la sécurité présidentielle
date de la tentative de coup d’Etat de 1984 : doutant de la
loyauté des Français qui assuraient jusque-là sa sécurité, Paul
Biya s’est tourné vers les Etats Unis. Ces
EN PLEINE FRACTURE
Rapport d’Afrique N°161 – 24 juin 2010
TABLE DE MATIERES
SYNTHESE ET RECOMMANDATIONS ............................................................................. i
I. INTRODUCTION ............................................................................................................. 1
II. LE REGIME : UNE APPARENCE DE SOLIDITE ...................................................... 1
A. UN SYSTEME PUISSANT MAIS QUI MANQUE DE LEGITIMITE ........................................................... 1
B. DES DIVISIONS QUI S’ACCENTUENT .............................................................................................. 4
III. DES FORCES DE L’ORDRE OMNIPRESENTES MAIS DIVISEES ....................... 7
A. DES FORCES DE SECURITE FRAGMENTEES ..................................................................................... 8
B. INDISCIPLINE ET CRIMINALITE ...................................................................................................... 9
IV. LA RUE : UN CHAUDRON DE MECONTENTEMENT QUI SE REMPLIT ........ 12
A. UNE GRANDE TENSION SOCIALE ................................................................................................. 12
B. LA VIOLENCE D’ETAT ................................................................................................................. 14
V. EVITER LA CRISE ........................................................................................................ 16
A. LES SCENARIOS POSSIBLES ......................................................................................................... 16
B. EVITER UNE CRISE EN 2011 ........................................................................................................ 19
VI. CONCLUSION ................................................................................................................ 22
APPENDICES
A. CARTE DE CAMEROUN ..................................................................................................................... 22
B. LISTE DES ABREVIATIONS ET ACRONYMES ....................................................................................... 23
C. CHRONOLOGIE DES EVENEMENTS DE FEVRIER 2008 ......................................................................... 24
D. « L’OPERATION EPERVIER » ............................................................................................................. 25
E. A PROPOS D’ INTERNATIONAL CRISIS GROUP .................................................................................. 26
F. RAPPORT ET BRIEFINGS DE CRISIS GROUP EN AFRIQUE DEPUIS 2007 ............................................... 27
G. CONSEIL D’ADMINISTRATION D’INTERNATIONAL CRISIS GROUP .................................................... 29
Rapport d’Afrique N°161 24 juin 2010
CAMEROUN : LES DANGERS D’UN REGIME EN PLEINE FRACTURE
SYNTHESE ET RECOMMANDATIONS
Après 28 ans sous la présidence de Paul Biya, le Cameroun
est dans une situation de grande instabilité potentielle
à l’approche de l’élection présidentielle prévue en
2011. Le flou constitutionnel et légal qui prévaut, les
rivalités entre les barons du régime, les tentatives du gouvernement
pour contrôler le processus électoral, la rupture
du contrat politique entre gouvernants et gouvernés,
l’importante paupérisation et les nombreuses insatisfactions
de la population, le niveau élevé de la corruption
ainsi que les frustrations d’une grande partie de l’armée
font craindre la possibilité d’une crise majeure. Pour
l’éviter, Biya et son gouvernement doivent restaurer
l’indépendance de l’organe chargé d’organiser et de superviser
les élections, rendre institutionnelle et impartiale
la lutte contre la corruption et garantir la neutralité des
forces de sécurité. Ils doivent aussi, de manière urgente,
mettre en place les institutions prévues par la Constitution
de 1996, afin d’éviter une vacance du pouvoir et l’éventualité
de violences lors d’une transition, y compris si
celle-ci était causée par un événement imprévu comme le
décès en fonction du président, aujourd’hui âgé de 77 ans.
Les partenaires les plus influents du Cameroun, en particulier
la France et les Etats-Unis, doivent apporter un
soutien actif à ces mesures afin d’empêcher des troubles.
Le parti au pouvoir est de plus en plus divisé. Bien qu’il
domine toujours la vie politique, il est conscient de son
manque de légitimité et il est affaibli par des rivalités internes
pour le contrôle des ressources et des positions en
prévision de « l’après Biya ». Après avoir fait supprimer
la limitation constitutionnelle du nombre de mandats présidentiels,
Biya, qui est à la fois craint et contesté au sein
de son parti, maintient délibérément l’incertitude sur son
éventuelle candidature. De nombreux membres de son
parti nourrissent de leurs côtés des ambitions présidentielles.
Les forces de sécurité, pilier important du régime, sont
elles aussi divisées. Quelques corps d’élite sont bien
équipés et entraînés alors que les unités ordinaires, même
si elles reçoivent des salaires corrects, manquent de ressources
et sont très peu préparées. L’armée dans son ensemble
souffre de tensions entre générations, notamment
à cause du refus des vieux généraux de prendre leur retraite
qui bloque la promotion des officiers plus jeunes.
Des éléments des forces de sécurité sont aussi connus
pour être impliqués dans des activités criminelles.
A cause du niveau important de la corruption qui gangrène
le pays, d’un système politique clientéliste et d’une
importante présence sécuritaire dans toutes les sphères de
la vie quotidienne, beaucoup de citoyens se sentent exclus.
Plus de la moitié de la population ayant moins de
vingt ans, le taux élevé du chômage et du sous-emploi
chez les jeunes est une source considérable de tensions
sociales. Etant données de telles fractures, le décès de
Biya en fonctions pourrait entraîner une importante crise,
aggravée par le flou entourant les dispositions constitutionnelles
pour une transition. Un tel scénario ne se produira
pas forcément, mais, la démocratie étant en panne,
la question de la gestion de « l’après Biya » est déjà au
centre des rapports politiques au sein du régime, et est
considérée comme une importante cause potentielle
d’instabilité. Dans tous les cas, l’élection de 2011 donnera
facilement lieu à un conflit si elle est mal organisée ou
si elle manque de transparence. L’organe chargé d’organiser
et de superviser les élections n’a pas de légitimité et
a déjà connu un mauvais départ lors de sa mise en place.
Si la possibilité d’un changement politique dans des conditions
démocratiques n’existe pas, il y a de fortes chances
que des citoyens ordinaires, des membres de la classe politique
et/ou des éléments des forces de sécurité choisissent
l’option de la violence pour sortir de l’impasse dans
laquelle ils se trouvent.
La longue présidence de Biya, sa manipulation des identités
ethniques, la corruption et la criminalisation des élites
ont nourri de nombreuses frustrations. Les graves violences
urbaines de 2008, qui ont mêlé revendications
économiques, contestation du régime et manipulation
politique et causé plusieurs dizaines de morts, donnent
une idée des risques d’un violent conflit. Une situation
chaotique pourrait conduire à un coup d’Etat militaire et
aurait certainement des répercussions néfastes pour la
région, pour laquelle le Cameroun a été jusqu’à présent
un pilier de stabilité.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page ii
A moyen terme, le Cameroun fait face à de nombreux défis
pour améliorer la gestion de ses ressources publiques,
une question qui est au coeur de ses problèmes. Mais à
court terme, des actions urgentes doivent être menées
pour éviter une crise autour de l’élection de 2011.
RECOMMANDATIONS
Au gouvernement du Cameroun :
1. Favoriser une meilleure transparence dans le processus
électoral en restaurant l’indépendance de l’organe
chargé d’organiser et de superviser les scrutins ;
revoir le code électoral ; établir des listes électorales
fiables ; et élargir la base électorale, dont la faible
portée actuelle fait craindre l’exclusion de nombreux
citoyens du processus.
2. Mettre en place le plus rapidement possible les institutions
prévues par la Constitution de 1996 mais qui
n’ont toujours pas été créées, dont le Sénat, le Conseil
constitutionnel et les Régions.
3. Améliorer les efforts de lutte contre la corruption en :
a) revoyant l’opération de lutte contre la corruption
« Epervier », qui a abouti pour l’instant à
l’arrestation de plusieurs dizaines de hauts fonctionnaires
et d’anciens ministres, afin de l’inclure
dans un processus institutionnel et impartial de
lutte contre la corruption.
b) créant un organe de lutte contre la corruption
réellement indépendant du pouvoir exécutif et qui
fonctionne selon des procédures légales claires.
c) en favorisant une sensibilisation des citoyens à la
lutte contre la corruption et en mettant en place
un système de sanctions transparentes et systématiques
contre les auteurs de pratiques illégales.
4. Ouvrir un dialogue sincère avec les forces de l’opposition
sur la question de l’organisation de l’élection
et de la lutte contre la corruption.
A la communauté internationale, et en particulier
aux gouvernements français et américain :
5. Peser de tout leur poids pour pousser le gouvernement
à mettre en place le Sénat, le Conseil constitutionnel
et les Régions.
6. Continuer à soutenir le processus électoral, mais
dénoncer clairement les mauvaises pratiques et/ou
les pratiques déloyales.
7. Commencer à prévoir des missions d’observation
pour l’élection présidentielle de 2011 ; s’accorder sur
une position commune à l’égard des pratiques inacceptables
avant, pendant et après l’élection ; insister
sur la nécessité de faire en sorte que toutes les parties
acceptent les résultats et que des moyens légaux et
pacifiques de contestation des résultats soient disponibles.
8. Utiliser leur aide et leur appui dans le domaine de la
formation au secteur sécuritaire pour pousser le gouvernement
à reconnaître l’implication des forces de
sécurité dans les violations des droits de l’Homme,
en particulier lors du mouvement de contestation de
2008, et à faire en sorte que les auteurs de ces violations
répondent de leurs actes.
Dakar/Bruxelles, 24 juin 2010
Rapport Afrique N°161 24 juin 2010
CAMEROUN : LES DANGERS D’UN REGIME EN PLEINE FRACTURE
I. INTRODUCTION
Depuis le début des années 2000, les tensions sont fortes
au sein du régime de Paul Biya. Avant même 2004 et la
réélection de ce dernier pour un septennat qui devait être
le dernier selon la Constitution alors en vigueur, plusieurs
de ses lieutenants ont commencé à manoeuvrer en vue du
scrutin présidentiel de 2011, certains tentant même de
déstabiliser le président.
Le chef de l’Etat, qui contrôle le jeu des acteurs politiques
mais est complètement absent de la conduite des affaires
économiques et sociales du pays, prend une part active à
cette compétition se jouant en coulisses. Après l’avoir
annoncé de manière implicite dans son discours de fin
d’année du 31 décembre 2007, Paul Biya a fait supprimer
en avril 2008 la limitation constitutionnelle du nombre de
mandats présidentiels, en dépit des graves émeutes populaires
en partie dirigées contre ce projet qui avaient secoué
le pays deux mois plus tôt. Il a aussi écarté plusieurs
membres influents du parti au pouvoir (le Rassemblement
démocratique du peuple camerounais, RDPC) en les faisant
inculper par la justice pour des motifs de corruption,
mécontentant une partie de ses soutiens traditionnels.
Ce jeu de positionnement au sein de la classe dirigeante
est très risqué : la marge de manoeuvre de ses acteurs est
très faible et la situation sociale et économique très fragile.
Elle peut déboucher sur un affrontement entre factions
qui sera très difficile à contenir.
Ce rapport examine la situation actuelle au Cameroun, en
concentrant son analyse sur les aspects qui constituent,
selon Crisis Group, les facteurs d’instabilité les plus importants
à moyen terme, à savoir les dissensions internes
au régime, les fractures au sein des forces de sécurité,
ainsi que la colère et la frustration ressentie par la population.
Ce rapport met donc à jour l’analyse historique
du premier rapport de Crisis Group sur le Cameroun et
indique la voie à suivre pour éviter au Cameroun de
sombrer dans un climat d’instabilité à l’occasion de
l’organisation de l’élection de 2011.1
1 Pour une analyse approfondie de l’histoire du pays, et les racines
des risques d’instabilité aujourd’hui, voir le Rapport Afrique de
Crisis Group N°160, Cameroun : Etat fragile ? 25 mai 2010.
II. LE REGIME : UNE APPARENCE
DE SOLIDITE
A. UN SYSTEME PUISSANT MAIS QUI
MANQUE DE LEGITIMITE
S’appuyant sur le RDPC, véritable « parti-Etat », le régime
contrôle l’appareil administratif, le processus électoral
ainsi que la justice. A l’issue des élections législatives de
2007, il a quasiment retrouvé sa suprématie de la période
de parti unique en obtenant 153 sièges de députés sur
180.2 Alors qu’il comptait 43 parlementaires en 1997, le
principal parti d’opposition, le Front social démocrate
(largement connu sous son nom anglais, Social Democratic
Front, et son sigle SDF), n’en a plus que quinze. Cette
domination permet au RDPC de changer ou de faire
adopter des lois à sa guise, comme l’a montré le changement
de Constitution de 2008, qui est passé par l’Assemblée
nationale sans référendum. Elle lui a aussi permis, à
l’inverse, de continuer à ne pas appliquer certaines lois :
le Sénat et le Conseil constitutionnel prévus par la révision
de la Constitution de 1996, produit de la Conférence
tripartite de 1991, n’ont toujours pas été créés. Bien que
les lois nécessaires pour l’existence des assemblées régionales
aient été signées en 2008, les institutions ellesmêmes
tardent à voir le jour.
Le parti présidentiel n’a pas non plus hésité à passer outre
l’avis de ses partenaires internationaux pour reprendre le
contrôle d’Elections Cameroun (Elecam). Conditionnalité
posée par les bailleurs de fonds contre des remises de
dettes dans le cadre de l’initiative Pays pauvres très endettés
(PPTE), cet organe électoral a été créé en 2006
pour organiser et superviser les scrutins de manière indépendante,
jusque-là confiés à l’administration. Mais dès
la nomination des membres du conseil d’Elecam, fin
2008, les autorités ont opéré un retour en arrière et ont
violé la loi qu’elles avaient fait adopter. Alors qu’ils auraient
dû être choisis parmi des personnalités reconnues
pour leur « esprit de neutralité et d’impartialité » et que la
loi précise que leurs fonctions sont « incompatibles »
avec la « qualité de membre d’un parti ou de soutien à un
parti politique », les douze conseillers d’Elecam désignés
2 Le résultat de ces élections a été contesté par l’opposition.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 2
par Paul Biya sont membres ou proches du comité central
du RDPC.3 Parmi eux, Samuel Fonkam Azu’u était secrétaire
général adjoint de l’Assemblée nationale lorsqu’il a
été nommé président d’Elecam.
Le RDPC est allé encore plus loin le 26 mars 2010 en
modifiant à la va-vite la loi de 2006 portant création
d’Elecam.4 L’amendement adopté a consacré le retour
de l’administration dans l’organisation du processus électoral,
enlevant l’essence même d’Elecam, censé être
autonome.
Le parti au pouvoir a aussi pris l’habitude de se conduire
de manière imprévisible. Sans égard pour l’opposition, le
gouvernement a fait déposer en 2008 le projet de révision
de la Constitution par surprise à l’Assemblée nationale
lors d’une séance raccourcie à quinze minutes. Le vote
pour son adoption a ensuite été brusquement avancé de
24 heures par rapport à la date prévue, prenant de nouveau
de court les députés de l’opposition.5
Le régime Biya a cependant un important handicap : il
n’a pas de légitimité populaire. Quasiment aucun de la
soixantaine de ministres actuelle ne bénéficie d’une reconnaissance
par les urnes. Ils doivent leur nomination à
leur poste plutôt au président de la République. Dépendants
totalement de Paul Biya, ces hauts fonctionnaires
devenus politiciens par décret ne disposent donc d’aucune
légitimité politique ou de rapports contractuels avec leurs
concitoyens dont ils sont complètement déconnectés. 6 Le
lien des députés ou des maires avec leur base semble tout
aussi ténu, en raison du manque de fiabilité du processus
électoral.7
3 Articles 8 et 13 de la loi n°20006 /011 du 26 décembre 2006
portant création, organisation et fonctionnement d’Elecam.
4 La modification d’Elecam a été adoptée à quelques heures de
la clôture de la session parlementaire.
5 En 2002, de manière tout aussi inattendue, les élections législatives
avaient, après un premier report de six mois, été reportées
d’une semaine alors que les bureaux de vote étaient déjà
ouverts.
6 Ceux qui ont tenté de construire une base politique indépendante
ont été mis en échec par le parti. Voir aussi Luc Sindjoun,
« Le président de la République au Cameroun (1982-1996) »,
Travaux et documents N°50, Centre d’études d’Afrique noire,
(Talence, 1996). Entretien de Crisis Group, universitaire, Yaoundé,
mars 2010.
7 Voir « Au Cameroun, le cardinal Tumi doute de voir des élections
transparentes », Agence France-Presse, 21 juin 2007 : « Le
parti au pouvoir a peur d’organiser un scrutin d’une manière
transparente parce qu’il n’est pas sûr de le gagner. … Parfois je
me demande moi-même si je suis obligé d’obéir aux lois quand
on sait qu’elles sont votées par des gens qui n’ont pas gagné les
élections. Qui représentent-ils ? » Un membre militant du RDPC
a estimé que les élus « sont tous mal élus et/ou ont un casier
judiciaire ». Entretien de Crisis Group, Douala, février 2010.
Les nominations auxquelles procède Paul Biya aggravent
l’illégitimité des dirigeants aux yeux des Camerounais.
Ses choix ne semblent pas motivés par la recherche des
compétences (« le plus cancre est promu »8 selon un militant
du RDPC) mais répondent plutôt à des calculs politiques.
Le président puise en outre dans le même vivier de
hauts fonctionnaires depuis trente ans. La majorité des
magistrats, des dirigeants d’entreprises publiques et des
ministres nommés ont par conséquent plus de 60 ans,
voire plus de 70, le doyen étant le président du Conseil
national de la communication (CNC), Félix Sabal Lecco,
né en 1918. Or, plus de la moitié des Camerounais ont
moins de vingt ans.9 Passant de poste en poste, ces ministres
et hauts fonctionnaires donnent aux citoyens
l’impression de participer à un éternel jeu de chaises
musicales et de monopoliser le pouvoir et les postes de
responsabilités.
Ces élites ne compensent pas leur manque de légitimité
par une redistribution des ressources nationales dans leur
région d’origine, sauf de manière ponctuelle et flamboyante,
sans grands effets sur le niveau de vie des habitants.
Un militant du RDPC a ainsi dénoncé en 2008
l’absence de développement du Sud, dont sont pourtant
originaires plusieurs ministres, de nombreux hauts fonctionnaires
ainsi que le chef de l’Etat.10 Grâce à la gestion
clientéliste de Paul Biya (« Si vous me soutenez, je vous
donne des prébendes »), à l’absence de contrôles et de
sanctions, les dirigeants constituent une « tribu du ventre »
qui accapare les richesses du pays.11 Par le détournement
des fonds publics, beaucoup d’entre eux ont pu amasser
8 Tout en maintenant le système d’équilibre régional instauré
par Ahmadou Ahidjo, Paul Biya continue de privilégier les Béti,
son groupe ethnique : beaucoup d’entre eux occupent des postesclés,
notamment au sein du gouvernement (finances, économie,
défense). Entretiens de Crisis Group, membres du RDPC,
Yaoundé, mars 2010.
9 Chiffre des Nations unies pour 2010. Selon les mêmes chiffres,
les plus de 59 ans représentent 5 pour cent de la population.
Voir les paroles du rappeur Valsero, « Pour 2008, je parle » :
« Ce pays tue les jeunes les vieux ne lâchent pas prise / 50 ans
de pouvoir et après ça, ils ne lâchent pas prise / La jeunesse
crève à petit feu tandis que les vieux derrière la forteresse se
saoulent à l’eau de feu / Ce pays est comme une bombe et pour
les jeunes un tombeau / Faites attention, quand ça va péter y
aura que des lambeaux alors les vieux faites de la place, faut
passer le flambeau ».
10 Voir Charles Ateba Eyéné, Le paradoxe du pays organisateur
(Yaoundé, 2008). Entretiens de Crisis Group, l’auteur, Yaoundé,
mars 2010.
11 La formule est apparue au début des années 1990. « Kontchou
ne représente pas les Bamilékés ; Mboui n’incarne pas le peuple
bassa ; et Owona n’est pas mandaté par les Betis pour défendre
leurs intérêts. En revanche, ces trois hommes, et bien d’autres,
sont originaires d’une seule et même ethnie : la tribu du ventre ! »,
Challenge Hebdo, N°3, 1991.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 3
d’importantes fortunes qui contrastent avec le faible
niveau de vie de la majorité des Camerounais.12
Beaucoup de barons du régime se sont aussi discrédités à
cause de leurs liens troubles avec les milieux économiques
et d’affaires (notamment avec des entreprises
étrangères), peu importe les conflits d’intérêts possibles :
l’actuel ministre du Commerce est par exemple le président
du conseil d’administration du plus gros exportateur
de bananes du pays, filiale d’une entreprise française.13
Certains appartiennent à des réseaux criminels ou en ont
mis en place: en 2007, l’enquête d’une ONG a mis en
cause plusieurs hauts responsables du ministère de la
Forêt et de la Faune dans un commerce illicite international
d’une espèce animale protégée.14 Le président
d’Elecam a lui été impliqué dans un trafic de visas organisé
depuis les bureaux de l’Assemblée nationale.15
En 2006, l’affaire dite des listes des « homosexuels présumés
» a illustré le niveau de discrédit des élites dirigeantes.
Publiées par des journaux, ces listes accusaient
nommément des personnalités, dont de nombreux
hommes politiques, d’avoir recours à des pratiques homosexuelles
(interdites par la loi et considérées comme une
infamie par une grande partie de la population) comme
moyen de promotion sociale et politique. L’énorme succès
de ces listes auprès du public16 a montré à quel point
les modalités du pouvoir sont devenues incompréhen-
12 L’ingénieur financier camerounais Babissakana estime que
40 pour cent des dépenses de l’Etat ne servent pas à la nation
mais sont détournées par des fonctionnaires indélicats. Voir
« Cameroun : une corruption structurelle malgré un plan de
lutte », Agence France-Presse, 3 mai 2008. Selon une étude de
l’Institut national de la statistique (INS) publiée en février 2010,
le nombre de pauvres (vivant avec moins de €1,1 par jour) est
passé de 6,2 millions en 2001 à 7,1 millions (39,9 pour cent de
la population) en 2007.
13 Voir « Au Cameroun, une exploitation de bananes au goût
amer », Libération, 18 mai 2009.
14 Sous la pression, le ministre a dû limoger ces hauts cadres,
dont le secrétaire général du ministère, après la découverte de
ce vaste commerce illégal de perroquets gris. Aucun de ces responsables
n’a cependant été poursuivi par la justice, et la presse
nationale n’a jamais évoqué cette affaire. Etre employé dans un
ministère comme celui de la Forêt revient avant tout à capter et
accumuler les richesses de la forêt plutôt que de la protéger.
Les acteurs des trafics d’espèces animales protégées ont des
connexions dans les administrations et avec les forces de sécurité.
Entretiens de Crisis Group, responsable d’ONG, Yaoundé,
mars 2010. Voir « Rapport annuel 2007 » de The Last Great
Ape Organisation (Laga).
15 Entretien de Crisis Group, responsable d’ONG, Yaoundé, mars
2010. Voir aussi « Le président d’Elecam Fonkam Azuu au centre
d’une filière », Mutations, 8 janvier 2009.
16 Les journaux qui les ont publiées ont vu leur tirage considérablement
augmenter tandis que de nombreuses copies de ces
listes ont été mises en circulation.
sibles pour les Camerounais : ceux qui réussissent sont,
aux yeux des autres, forcément passés par une compromission
jugée honteuse tandis que le pouvoir apparaît
lointain, criminalisé et ne se maintenant « que par une
sorte de délinquance et de sacrilège ».17
La comédie permanente que jouent les gouvernants qui
contredisent systématiquement leurs paroles par leurs
gestes, alimente cette idée d’un régime « sorcier », dont il
faut se méfier, et au fils des années, a alimenté la méfiance
voire la défiance de la population sur sa gestion
du pays.18 Les nombreux discours de Paul Biya prônant
depuis 1982 la « rigueur » et la « moralisation » sont en
complet décalage avec les pratiques de corruption des
dirigeants. De même, sa dénonciation régulière de
« l’inertie » du gouvernement contraste avec sa propre
inaction, symbolisée par le nombre de conseils des ministres
qu’il préside : en moyenne un seul par an.
Le régime est cependant conscient de son impopularité.
Il tente de la contourner en entretenant le mythe d’un
président estimé par ses concitoyens avec la publication
de nombreuses « motions de soutien au chef de l’Etat »
dans le quotidien public Cameroon Tribune. Dans ce
théâtre-fiction, il se pose aussi régulièrement en victime :
les articles parus dans la presse française sur le coût élevé
d’un séjour de Paul Biya en France en 2009 ont été qualifiés
par le ministre de la Communication de « complot
médiatique » et « d’agression de forces tapies dans l’ombre,
qui manipulent les médias même hors des frontières nationales
».19 Mais cette posture du mensonge permanent
(que personne ne croit mais que personne ne cherche plus
à contester) masque mal la crainte de beaucoup de dirigeants
de devoir, s’ils perdaient un jour le pouvoir, renoncer
à leurs privilèges mais aussi probablement de
rendre des comptes pour les malversations auxquelles ils
se sont prêtés. La peur conduit la plupart d’entre eux à ne
pas imaginer la possibilité d’une alternance politique,20
laissant ainsi supposer qu’ils sont prêts à beaucoup pour
protéger leur position.
17 Entretien de Crisis Group, universitaire, Yaoundé, mars 2010.
Les longues et régulières absences du Cameroun de Paul Biya
(au moins un tiers de l’année) et l’important déploiement des
forces de sécurité lors de ses rares sorties à Yaoundé renforcent
cette idée d’un pouvoir lointain, inatteignable.
18 La sorcellerie est souvent associée au pouvoir au Cameroun,
où plusieurs communautés accordent à leur chef traditionnel le
pouvoir de communiquer avec le monde de l’invisible. Voir
notamment Dominique Malaquais, qui écrit que « Pour diriger
en pays beti, terroir du président Biya, il faut avoir de ‘l’evu’, la
force des sorciers », dans « Anatomie d’une arnaque : feymen et
feymania au Cameroun », études du CERI, (Paris juin 2001).
19 Voir « Polémique au Cameroun sur les coûteuses vacances de
Paul Biya en France », Agence France-Presse, 12 septembre 2009.
20 Entretiens de Crisis Group, responsable, militants du RDPC,
Yaoundé, mars 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 4
B. DES DIVISIONS QUI S’ACCENTUENT
Il est aujourd’hui très difficile pour le RDPC de trouver
un consensus sur la question de la gestion du pouvoir. En
proie à des querelles de clans depuis sa création, suscitées
ou aggravées par la gestion particulière des élites de Paul
Biya qui les met en concurrence permanente, le parti se
fragmente de plus en plus avec la perspective de la fin de
sa présidence. Le président étant âgé de 77 ans en 2010,
les risques d’une maladie prolongée, ou même sa disparition
en fonctions, apparaissent de plus en plus évidents.
Plusieurs de ses proches tentent par conséquent de se positionner
pour être celui qui lui succédera à la tête du parti
et donc potentiellement au sommet de l’Etat. Mais leur
marge de manoeuvre est réduite. Ils ne peuvent pas se
prévaloir d’une base élective, et ils sachent bien qu’il
n’est pas sûr que le chef de l’Etat, qui s’est fait au cours
de sa longue présidence beaucoup d’ennemis et n’a plus
confiance en personne, désigne un successeur.21 Mais ils
n’ont d’autre choix que d’oeuvrer à discréditer leurs adversaires
afin d’être celui qui aura la préférence du président
au cas où celui-ci se choisirait un dauphin.
Depuis la levée de la limitation des mandats présidentiels
qui laisse supposer une probable candidature de Paul Biya
en 2011, une autre option se pose, celle d’écarter le président
lui-même. En changeant la Constitution, ce dernier
s’est en effet mis à dos une partie de sa formation politique.
Il a violé le pacte passé en 1996 avec son camp lors
de l’adoption de la Constitution : les députés du RDPC
avaient alors imposé la limitation du nombre de mandats.
22 Même si, toujours craint, Paul Biya n’est jamais
contesté ouvertement dans son camp, en 2009, pour la
première fois, sa fortune et sa gestion des fonds publics
ont fait l’objet de critiques dans la presse privée. En 2010,
plusieurs plaintes ont été déposées contre lui par des
Camerounais installés à l’étranger et soupçonnés par des
membres du RDPC d’être au service d’autres militants du
parti voulant écarter le président.23
C’est en 2004, avant même l’élection présidentielle
d’octobre, que la question de « l’après Biya » s’est, pour
la première fois depuis le début des années 1990, sérieusement
posée aux Camerounais. Cette année-là, le prési-
21 Entretiens de Crisis Group, militants du RDPC, Yaoundé et
Douala, mars 2010.
22 Entretien de Crisis Group, universitaire, Yaoundé, mars 2010.
23 Entretiens de Crisis Group, membres du RDPC, Yaoundé et
Douala, mars 2010. En février 2010, une association inconnue
jusque-là de Camerounais vivant en France, le Conseil des Camerounais
de la diaspora, a déposé auprès du parquet de Paris
une plainte contre Paul Biya pour « recel de détournement de
fonds publics », l’accusant d’avoir constitué en France un patrimoine
immobilier financé par des détournements de fonds
publics. Cette plainte a été classée sans suite, à cause de l’immunité
dont bénéficie le chef de l’Etat camerounais.
dent a été victime de plusieurs incidents. Le premier a eu
lieu en avril, lors du vol inaugural entre Yaoundé et Paris
de « l’Albatros», un nouvel avion présidentiel. L’appareil
qui transportait alors Paul Biya et sa famille a été victime
de plusieurs pannes, dont le blocage de son frein d’atterrissage.
Le chef de l’Etat a dû emprunter un autre avion
pour le trajet retour. Une enquête officielle a montré que
le Boeing était vieux et délabré et que son achat avait
donné lieu à des malversations financières par de hauts
responsables de la présidence. Cette affaire a montré à
Paul Biya le peu de fiabilité de son entourage et ses conséquences
possibles pour sa sécurité.24
Elle a aussi soulevé l’hypothèse de son décès en fonctions,
une question qui a été relancée avec plus d’acuité
début juin 2004. Une rumeur faisant état de la mort du
président dans un établissement hospitalier suisse s’est
propagée au Cameroun. Démentie officiellement seulement
au bout de deux jours, elle a donné lieu entre temps
à une panique générale, la classe politique comme les citoyens
ordinaires étant conscients du flou constitutionnel
qui entoure la gestion de l’intérim en cas de vacance du
pouvoir. Selon la Constitution, c’est le président du Sénat
qui doit l’assurer, or cette institution n’a jamais été mise
en place.25
Depuis cette période, des membres du RDPC et leur
clientèle s’organisent pour se placer dans la course au
pouvoir et chuchoter à l’oreille du président que tel ou tel
complote. Ils se servent en particulier de la presse qu’ils
alimentent d’informations, vraies ou fausses, destinées à
discréditer leurs adversaires auprès de Paul Biya. Selon
plusieurs témoignages recueillis par Crisis Group,
l’affaire des listes d’homosexuels présumés de 2006, suivie
par une liste des « fonctionnaires milliardaires », a
ainsi été orchestrée par des membres du régime pour en
mettre d’autres en difficulté.26
Entre 2006 et 2008, des journaux ont aussi abondamment
évoqué l’existence d’un groupe informel réel ou imaginaire
de dignitaires du RDPC, appelé « G11 » pour
24 Certains d’entre eux, dont l’ex-secrétaire général à la présidence
Jean-Marie Atangana Mebara, soupçonnés par ailleurs d’appartenir
au G11, ont été arrêtés et inculpés pour corruption en 2008.
25 Paul Biya, d’ordinaire avare en apparitions publiques, s’est
quelques jours après offert un retour triomphal à Yaoundé. « Des
gens s’intéressent à mes funérailles. Je leur donne rendez-vous
dans une vingtaine d’années », s’est-il amusé à sa sortie d’avion.
Beaucoup de Camerounais ont retiré leur argent de leur compte
en banque, ont fait des réserves de nourriture, se sont repliés
vers leur village. Des ministres ont commencé à organiser le
départ de leur famille à l’étranger. La plupart d’entre eux étaient
sans informations, se tournant vers des journalistes pour en obtenir.
Entretiens de Crisis Group, journaliste, Yaoundé, avril 2010.
26 Entretiens de Crisis Group, membres du RDPC, Yaoundé et
Douala, mars 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 5
« Génération 2011 », se préparant à s’emparer du pouvoir
en 2011. Selon plusieurs témoignages recueillis par Crisis
Group, des présumés membres du G11 opposés à la modification
de la Constitution de 2008 et à une probable
nouvelle candidature de Paul Biya en 2011, ont tenté
d’amplifier les émeutes de février 2008 avec l’objectif de
déstabiliser le président.27 Fin 2009, les mêmes médias
ont publié une autre liste de noms de membres du régime,
soupçonnés, d’après eux, d’avoir constitué « Brutus »,
une nébuleuse complotant contre le chef de l’Etat.28
Dans cette guerre interne, des personnalités se détachent,
parmi lesquelles René Sadi. A 62 ans, ce bureaucrate,
réputé discret et fidèle au chef de l’Etat, fait figure de
dauphin potentiel depuis sa nomination, en 2007, au poste
de secrétaire général du RDPC par Paul Biya. En 2010,
un quotidien national a annoncé comme poisson d’avril sa
candidature à la présidentielle de 2011. Ses proches ont
jugé qu’il s’agissait d’une manoeuvre de ses rivaux pour
l’éloigner du chef de l’Etat, connu pour ne pas aimer
qu’on lui fasse de l’ombre. Dans le passé, le président a
écarté les uns après les autres tous ceux qui pouvaient
avoir un profil de successeur.
Le secrétaire général de la présidence, Laurent Esso, dont
le poste équivaut à celui d’un président bis, est aussi en
vue.29 Il est en même temps le président du conseil
d’administration de la société qui gère les revenus pétroliers,
la Société nationale des hydrocarbures (SNH),
grande pourvoyeuse en fonds occultes du sommet du
régime. Le vice-Premier ministre et ministre de la Justice
et ancien secrétaire général de la présidence Amadou Ali,
aux commandes de l’opération de lutte contre la corruption
« Epervier »,30 passe également, avec Alain Mebe
Ngo’o, ministre de la Défense et fils spirituel de Paul
Biya, pour un proche du chef de l’Etat qui pourrait avoir
de l’influence sur la gestion de « l’après Biya ».
Deux grands groupes se distinguent aussi. Le premier est
constitué de barons depuis longtemps dans les arcanes du
pouvoir. Ces caciques dont certains s’estiment présidentiables,
veulent continuer à en tenir les rênes et conserver
leurs positions et intérêts. Certains d’entre eux ont placé
dans le régime leurs enfants qui perpétuent leur influence.
27 Des analystes estiment aussi que le chef de l’Etat a pu jouer
un rôle dans ces émeutes avec l’objectif de créer une situation
chaotique justifiant un fort déploiement sécuritaire jusqu’à l’adoption
de la révision constitutionnelle. Entretiens de Crisis Group,
universitaires, Yaoundé, mars et avril 2010.
28 Voir « Après le G11, voici le groupe Brutus », La Nouvelle, 9
novembre 2009.
29 Pour la première fois, il est visé par de violentes attaques
dans une partie de la presse depuis début 2010.
30 Epervier est le nom donné à une importante opération anticorruption
qui a mené a l’arrestation de plusieurs douzaines de
haut fonctionnaires et anciens ministres. Voir l’annexe D.
Ces anciens sont contestés par des membres du RDPC
plus jeunes, dont le président se méfie parce qu’il ne les
connaît pas et ne les maîtrise pas. La plupart de ces cadres
n’occupent pas encore de postes de responsabilités et
n’ont par conséquent pas encore accès aux ressources.
S’affirmant « progressiste », ce second groupe reproche
aux actuels dirigeants de monopoliser le pouvoir et la parole.
Il critique en coulisses mais aussi parfois de manière
ouverte la gestion du pays et du parti, accusant le RDPC
de ne pas respecter ses propres règles. Il dénonce ainsi la
non-tenue de congrès ordinaire du RDPC depuis 1996,
alors que les textes en prévoient un tous les cinq ans, et
n’hésite pas à dire que les élections internes du parti sont
truquées. Les conflits entre ces deux mouvances se retrouvent
au niveau local comme national.31
Dans chacun de ces groupes, des subdivisions existent,
liées notamment aux ambitions personnelles. Certains dirigeants
ont amassé une fortune telle qu’elle leur a permis
peu à peu de se constituer et d’alimenter d’importants
réseaux de soutien, à la fois administratifs, politiques et
économiques, et de financer, par exemple, des journaux et
des télévisions.32 Leur richesse peut évidemment aussi
leur laisser envisager le financement d’une campagne
électorale. Entrent en ligne de compte également d’importants
réseaux de recrutement et d’influence (Francsmaçons,
Rose-Croix, Opus Dei, Laakam, Essingan33) qui
31 La bataille pour la mairie de Douala V illustre ces conflits et
les liens qui existent entre le local et le national. Après les élections
municipales de 2007, la maire sortante RDPC et candidate
à sa succession, la toute puissante femme d’affaires Françoise
Foning, a eu pour la première fois face à elle un adversaire,
également issu du parti présidentiel. La dispute a immédiatement
pris un caractère national, Françoise Foning étant appuyée
par la direction du Comité central de l’époque. Critiquant sa gestion,
son concurrent, Emmanuel Simo, a annoncé vouloir en finir
avec « l’immobilisme dans le RDPC », tandis qu’un de ses soutiens
a déclaré : «Yaoundé doit cesser de nous imposer des candidats
». La direction du RDPC a finalement eu gain de cause et
a installé Foning. Le camp adverse a cependant pu obtenir trois
des cinq postes d’adjoints au maire. Entretiens de Crisis Group,
membres du RDPC, Yaoundé et Douala, mars 2010.
32 Une partie de l’argent détourné notamment par le biais de
missions et marchés fictifs ; d’attribution d’importantes primes,
a été utilisée en dépenses somptuaires, une autre dans des investissements
immobiliers au Cameroun, une autre dans l’entretien
de clientèles, et une dernière a été placée à l’étranger, souvent à
travers des fraudes liées à l’importation des biens. Peu d’informations
sont cependant disponibles sur les quantités exactes
détournées, notamment sur celles parties à l’étranger. La plupart
des quotidiens nationaux, y compris ceux qui s’affichent comme
des médias d’opposition, sont financés par le régime ou par certains
de ses membres.
33 Essingan, société secrète béti créée au milieu des années 1980,
a été encouragée par la présidence à la fin des années 1990,
pour contrecarrer l’influence de la Rose-Croix. Cette dernière
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 6
peuvent être discréditant pour leurs membres supposés
mais aussi aider à établir des connexions entre les milieux
d’affaires, militaires et politiques. Des intérêts économiques,
notamment étrangers, sont aussi impliqués.
Les identités ethniques jouent aussi. Les élites bamiléké,
considérées comme détentrices du pouvoir économique,
sont régulièrement soupçonnées par les autres de travailler
de manière souterraine pour l’intérêt de leur communauté
tandis qu’est entretenue l’idée-fantasme d’une vengeance
des Nordistes contre les Béti, si un jour ces derniers
perdaient la présidence.34 Mais au sein même d’une
communauté ethnique, les rivalités existent, dues à la
politique de quotas régionaux dont use le président Paul
Biya.35 Le ministre de l’Administration territoriale et de la
Décentralisation Marafa Hamidou Yaya est ainsi en concurrence
directe avec le ministre de la Justice Amadou
Ali, originaire comme lui du Nord, tout comme le ministre
de la Défense Alain Mebe Ngo’o l’est avec son
prédécesseur Rémy Ze Meka issu comme lui du village
de Zoétélé (Sud).
Le risque de dérapage existe. Certains essaient de se démarquer
en empruntant une voie délicate, abondamment
exploitée au cours des années 1990 pour diviser l’opposition
: celle des clivages ethniques. Dans la foulée des
émeutes de 2008, des élites du Mfoundi, la région de
Yaoundé, ont publié une lettre s’adressant aux « prédateurs
venus d’ailleurs », en allusion aux Bamiléké, originaires
de l’Ouest et nombreux dans la capitale où ils ont
acquis plusieurs terrains.36 Lors d’un meeting du RDPC
organisé en mars 2010 à Douala, des représentants sawa
(région de Douala) ont tenu le même type de propos. Si
ces déclarations n’ont pas de répercussions immédiates
dans les faits, elles alimentent dangereusement l’imaginaire
des Camerounais. La stigmatisation des Bamiléké,
dont le dynamisme entrepreneurial est souvent critiqué
par des membres d’autres ethnies, a conduit à des vioétait
dirigée par l’ex-secrétaire général à la présidence et ancien
médecin personnel de Paul Biya, Titus Edzoa, arrêté et emprisonné
en 1997 peu après avoir annoncé sa candidature à l’élection
présidentielle. Laakam est une organisation similaire créée
à la fin des années 1980 pour défendre les intérêts de la communauté
bamiléké.
34 Cette idée de vengeance provient des exécutions, violences et
sanctions, dont été victimes des ressortissants du Nord après la
tentative de coup d’Etat de 1984.
35 « Un Bamiléké remplace toujours un Bamiléké. Un Etoudi
remplace toujours un Etoudi. … Ce qui fait que, quand un ressortissant
d’Ombessa est au gouvernement, ses frères qui sont
ministrables … lorgnent son poste et complotent contre lui en
vue de sa chute. » Voir « 25 ans après, les 7 plaies du RDPC »,
Le Messager, 24 mars 2010.
36 Voir « Déclaration des forces vives du Mfoundi », Cameroon
Tribune, 3 mars 2008.
lences au cours des années 1990 mais aussi plus récemment.
37
L’utilisation et la manipulation des médias par des hommes
politiques ont aussi eu des conséquences dramatiques en
avril 2010 avec le décès en prison, faute de soins, d’un
journaliste, Germain Cyrille Ngota Ngota. Avec deux
confrères, il avait été incarcéré en février pour « faux et
usage de faux », dans une affaire de corruption qui aurait
impliqué le secrétaire général de la présidence, Laurent
Esso.38
Paul Biya joue lui aussi sa partition dans le jeu de positionnement
des élites RDPC. Il a en partie changé la configuration
de son régime avec le plan de lutte contre la
corruption « Epervier » lancé fin 2004. Cette opération,
menée au départ sous la pression des bailleurs de fonds,
a pris un tour politique en 2008, avec l’incarcération de
trois ex-ministres influents. Leurs arrestations, très théâtralisées
et médiatisées, sont apparues liées à leur mauvaise
gestion de la fortune publique mais aussi à leurs
probables ambitions présidentielles et appartenance supposée
au fameux G11.39
Avec l’opération Epervier toujours en cours le président
fait d’une pierre plusieurs coups. Il essaie de se reconstruire
une légitimité politique sur fond de lutte anticorruption
en écartant des dirigeants à la moralité douteuse,
et il renforce son pouvoir en se débarrassant de
personnalités jugées trop ambitieuses. Il pourrait aussi
être en train de faire le vide pour préparer la voie à un
éventuel dauphin. Mais sa stratégie peut aussi déstabiliser
son propre camp et lui porter préjudice, la majorité des
victimes d’Epervier étant originaires de l’ère du Centre-
Sud-Est, son fief traditionnel. En juin 2009, une lettre
37 En juillet 2008, à Akonolinga (Centre), plusieurs personnes
ont été blessées lors de violences après la victoire d’une équipe
de football de la ville de Dschang (Ouest), dominée par les
Bamiléké, sur l’équipe de football locale. Des Yébékolo ont
recherché des Bamiléké et les ont agressés. Voir « 2009 Human
Rights Report : Cameroon », US Department of State.
38 M. Ngota Ngota, 39 ans, est vraisemblablement décédé faute
de soins, alors qu’il souffrait de problèmes d’hypertension.
Comme très souvent dans de telles affaires au Cameroun, cet
incident a suscité diverses interprétations. Selon certains, les
trois journalistes, travaillant pour de petites publications quasi
inconnues, ont tenté de faire chanter le secrétaire général de la
présidence, Laurent Esso, en utilisant une lettre sur laquelle ils
ont imité sa signature. Le document ordonnait le versement
d’importantes commissions à des intermédiaires dans le cadre
de l’achat d’un bateau pour l’armée par la SNH. Entretien Crisis
Group, membre du régime, Yaoundé, avril 2010.
39 Pour plus de détails sur l’opération Epervier, voir l’annexe D.
Certains des ex-ministres arrêtés soupçonnent Amadou Ali et
Laurent Esso d’avoir voulu les écarter du pouvoir et d’être à
l’origine de leurs arrestations. Entretiens de Crisis Group, proches
des ministres concernés, Yaoundé, avril 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 7
écrite par des « élites béti du Centre » adressée au président
a montré la fébrilité de ces dernières. 40 Il n’est pas
non plus exclu que des dignitaires emprisonnés, dont les
réseaux d’influence sont encore en partie opérationnels,
soient tentés d’agir.41
Ces agissements politiques sont révélateurs de la nature
à la fois politique et personnelle de l’opération et de sa
très faible emprise institutionnelle. En effet « Epervier »
n’est associé à aucun travail de sensibilisation ni à un
programme sérieux d’amélioration de gestion des ressources
publiques. L’analyste Olivier Vallée souligne le
peu d’empressement à mettre en oeuvre la déclaration des
biens des hauts responsables, pourtant prévue par la
Constitution de 1996, et à propos d’Epervier constate :
« On a donc assisté a la montée en puissance du traitement
‘personnalisé’ des corrompus, plus qu’une accélération
de la mise en place d’une stratégie de démantèlement
des mécanismes de la corruption ».42
Même si elles se veulent subtiles, les tactiques mises en
oeuvre en vue de « l’après Biya », y compris celles du
président lui-même, ressemblent souvent à des coups de
poker. Elles n’ont aucune garantie de déterminer la suite
des événements, notamment parce qu’aucun des protagonistes
ne connaît précisément la nature et la force des réseaux
de ses adversaires. La corruption rend également
toute alliance aléatoire. Le régime ressemble finalement
de plus en plus à une société de cour à la fin du règne de
son souverain, dont le jeu d’ombres et d’intrigues ne
constitue plus que l’unique rouage. L’aggravation de ses
fissures peut aussi bien aboutir à son délitement progressif
que dégénérer en implosion, avec des conséquences
lourdes pour le pays.43 Occupés à leurs querelles, les dirigeants
du RDPC oublient en plus de prendre en compte
l’attitude de la rue et de l’armée.
40 Voir Le Messager, 4 juin 2009. « Sous le couvert de l’opération
épervier, vous avez entrepris de faire arrêter tous ceux
qu’on vous a présentés comme détourneurs des deniers publics.
Cela semble une coïncidence mais il apparaît clairement qu’il
ne s’agit en fait que de nos fils méritants et ceux ayant une stature
d’homme d’Etat. Sans nous attaquer à votre pouvoir, le
Grand centre se pose une question : Quand vous ne serez plus
là pour défendre nos intérêts, lequel de nos fils tiendra notre
flambeau si tous sont en prison? »
41 Le nom de l’ancien secrétaire général de la présidence et exministre
des Affaires étrangères Jean-Marie Atangana Mebara
est souvent cité. Entretiens Crisis Group, membres du RDPC,
Yaoundé, Douala, mars et avril 2010.
42 Dans La Police morale de l’anticorruption (Paris 2009), p.
170. Selon Vallée, depuis l’indépendance l’Etat oscille entre une
attitude permissive envers la corruption, qui permet de lever la
pression fiscale et étatique, et des sursauts de « rigueur », censés
remettre de l’ordre dans les affaires du pays.
43 Entretien de Crisis Group, sociologue Claude Abé, Yaoundé,
mars 2010.
III. DES FORCES DE L’ORDRE
OMNIPRESENTES MAIS DIVISEES
Principale base du régime, qui s’en sert pour compenser
son manque de légitimité populaire et satisfaire son obsession
du maintien de l’ordre et de la stabilité interne, les
forces de sécurité (armée, gendarmerie, police) souffrent
de plusieurs faiblesses. Elles sont fragmentées, avec d’un
côté des forces régulières peu équipées, en partie tribalisées,
et de l’autre, des « unités spéciales » qui bénéficient
d’un régime de faveur. Une partie d’entre elles a aussi
développé des liens avec le monde des affaires ou des milieux
criminels. La question de la réaction des forces de
sécurité dans le cas d’une crise au sommet de l’Etat reste
par conséquent très ouverte : elles seraient potentiellement
divisées et pour certaines soucieuses de préserver
leurs privilèges et leurs intérêts, rendant toutes les options
possibles, y compris celle d’une prise de pouvoir.
Les forces de sécurité ont depuis l’indépendance une
place prépondérante pour la stabilité du pouvoir au Cameroun
où, dès leur création, elles ont été formées pour
combattre une partie de leurs propres concitoyens. C’est
ainsi sur elles que le régime du président Ahmadou Ahidjo
s’est appuyé pour asseoir son autorité à l’indépendance
: elles ont anéanti l’Union des populations du Cameroun
(UPC) qui contestait Ahidjo. Maintenant pendant
les années 1960 et 1970 dans l’espace public une présence
s’apparentant à un état de siège, elles ont ensuite
joué un rôle important dans la répression des opposants
au régime et le contrôle de l’ensemble des citoyens.
Pour cette lutte contre les « ennemis de l’intérieur », elles
ont longtemps bénéficié d’un régime d’exception : il a été
pour elles « la règle, la norme, le quotidien le plus ordinaire
» pendant trente ans, l’état d’urgence instauré en
1959 n’ayant été levé qu’au début des années 1970 et les
ordonnances contre la subversion n’ayant été supprimées
qu’en 1990.44 Ce n’est qu’en 1993, lors du conflit avec le
Nigeria au sujet de la péninsule de Bakassi, que l’armée a
pour la première fois endossé son rôle premier, celui de la
défense du territoire national.45
A la tête d’un régime autoritaire obnubilé par le maintien
de l’ordre intérieur, le président Ahmadou Ahidjo a toujours
contrôlé étroitement les forces de sécurité et en particulier
l’armée. Il a fait en sorte qu’elle ne compte qu’un
44 Voir Fabien Eboussi Boulaga, La démocratie de transit au
Cameroun (Paris, 1997) p.66.
45 Pour l’histoire des forces armées, entretiens de Crisis Group
avec trois experts, Yaoundé, mars 2010 et voir Chantal Belomo-
Essono, L’ordre et la sécurité publics dans la construction de
l’Etat au Cameroun, Thèse pour le doctorat en science politique
(Bordeaux, 2007).
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 8
seul général entre 1973 et son départ du pouvoir (1982)
afin de l’avoir bien en main. Le ministère de la Défense,
comme d’autres postes-clés, était confié à des ressortissants
de sa région d’origine. Les centres d’instruction militaire
étaient eux éloignés du pouvoir en étant situés au
Nord et à l’Ouest. Un accord d’assistance militaire technique
liait alors le Cameroun et la France, extrêmement
présente.
La tentative de coup d’Etat en 1984 menée par des officiers
proches d’Ahmadou Ahidjo contre Paul Biya a en
partie changé la donne. Les forces de sécurité sont devenues
à la fois des alliées et des ennemies potentielles pour
le président, désormais uniquement obsédé par sa propre
sécurité. Après avoir effectué une purge sévère dans
l’armée, Paul Biya l’a reprise en main en plaçant des
hommes de confiance aux postes sensibles. Il a tissé des
liens étroits avec les officiers qui l’avaient sauvé en 1984.
Il a récompensé leur loyauté en leur donnant des promotions
et en multipliant les avancements, au prix d’un secteur
sécuritaire « budgétivore ».46 Il a aussi veillé à ce que
les forces de sécurité ne soient pas concernées par les importantes
baisses de salaire des fonctionnaires de 1993.
Le président a également donné aux hauts gradés la latitude
d’investir l’espace économique pour s’assurer à la
fois leur fidélité et les tenir éloignés du champ politique.
Certains généraux ont aujourd’hui des concessions
forestières, d’autres des plantations. Des officiers sont à
la tête de sociétés de sécurité privée ou possèdent des
terres qu’ils louent à des multinationales.47
A. DES FORCES DE SECURITE FRAGMENTEES
Le régime de complaisance accordé aux officiers supérieurs
a mis à mal la cohésion de l’armée. Il a abouti à la
constitution d’une bourgeoisie militaire dont les revenus
n’ont plus rien à voir avec ceux de la troupe.48 Le lien
particulier qui unit certains d’entre eux au chef de l’Etat
depuis 1984, leur volonté de conserver leur position de
rente et la méfiance du président vis-à-vis d’officiers plus
jeunes ont aussi conduit au maintien en poste des généraux
au-delà de l’âge légal de la retraite. Le Cameroun
compte ainsi aujourd’hui 21 généraux, dont la plupart ont
46 Le ministère de la Défense occupe la troisième ligne du budget
de l’Etat pour 2010 derrière l’Enseignement secondaire et
les Travaux publics avec une enveloppe de 175 353 milliards
de francs CFA (€ 267 324 millions).
47 Entretiens de Crisis Group, experts des questions de sécurité,
Yaoundé, mars 2010.
48 Aujourd’hui, le salaire le plus élevé au sein de l’armée est de
500 000 FCFA (€ 762 245), en comptant les primes dont le
fonctionnement est très peu transparent, ce qui équivaut à celui
d’un enseignant en fin de carrière.
plus de 65 ans.49 Le plus gradé d’entre eux, Pierre Semengué,
est âgé de 75 ans. Non seulement leur maintien en
activité émiette et complexifie le commandement (plusieurs
de ces généraux, par ailleurs, ne s’entendent pas)
mais il crée un ressentiment important chez l’ensemble
des officiers et en particulier chez les colonels, qui, eux,
prennent leur retraite à l’âge réglementaire et se trouvent
bloqués dans leur avancement.
Ces rancoeurs sont accentuées par un problème de formation
: la réforme de l’armée lancée en 2001 a généré des
jeunes officiers bien plus diplômés que leurs aînés et leur
hiérarchie. Certains colonels voient leur commandement
perturbé par ces jeunes diplômés tandis que ces derniers
ne s’estiment pas reconnus à leur juste valeur.50 A ces
frustrations s’ajoutent d’autres, liées à des avancements
jugés arbitraires et qui favorisent généralement les Béti,
l’ethnie du président.51 Au cours des années 2000, plusieurs
officiers béti ont ainsi été promus sur des critères
obscurs, suscitant des interrogations chez leurs camarades.
52 Il reste aussi des séquelles de la tentative de coup
d’Etat de 1984 : certains membres de l’armée qui ont participé
à sa mise en échec estiment ne pas avoir été récompensés
correctement, tandis que d’autres estiment avoir
été sanctionnés injustement.53
49 Des observateurs minimisent le pouvoir réel de certains de
ces vieux généraux et soulignent le rôle des colonels et des renseignements
militaires. Entretien de Crisis Group, universitaire,
membre des forces de sécurité, Yaoundé, mars et avril 2010.
50 En 2001, une réforme de l’armée, qui compte environ 30 000
hommes, a été lancée avec l’aide de la France (et notamment
l’ancien général d’armée français Raymond Germanos) pour la
mettre au niveau des standards internationaux et lui permettre
de participer à des opérations de maintien de la paix. Depuis, le
Cameroun s’est équipé d’un Cours supérieur interarmées de
défense (CSID) à vocation régionale, qui s’ajoute à son Ecole
militaire interarmées (EMIA) et à son Ecole d’état-major (EEM),
et d’un centre de perfectionnement aux techniques de maintien
de l’ordre (CPTMO) pour la gendarmerie. La réforme a également
institué trois régions militaires interarmées, la compétence
de la première s’étendant aux régions du Centre, du Sud et de
l’Est, la deuxième aux régions du Littoral, de l’Ouest, du Sud-
Ouest et du Nord-Ouest et la troisième aux régions de l’Extrême-
Nord, du Nord et de l’Adamaoua. L’armée est présente
sur tout le territoire, chacune des dix régions du pays disposant
d’un commandement militaire. Entretiens de Crisis Group, expert
des questions militaires, Yaoundé, mars 2010.
51 Si les différentes composantes ethniques du pays sont représentées
au sein de l’armée au nom de l’équilibre régional, celle
des Béti semble privilégiée. Le ministre de la Défense est également
Béti.
52 Entretiens de Crisis Group, membres des forces de sécurité,
Yaoundé, mars et avril 2010.
53 Entretiens de Crisis Group, membre des forces de sécurité,
source proche des militaires, Yaoundé et Douala, avril 2010.
Cameroun : les dangers d’un regime en pleine fracture
Rapport Afrique de Crisis Group N°161, 24 juin 2010 Page 9
S’il a accordé des privilèges aux individus, le président
Biya a dans le même temps délaissé une grande partie des
forces de sécurité, dont il se méfie. Faute de volonté politique
et d’une utilisation rationnelle du budget de la Défense54
leurs éléments ont des moyens très insuffisants,
très peu d’armes et de munitions, ne s’entraînent pas et
sont pour beaucoup désoeuvrés.55 Comme il n’y a pas suffisamment
de casernes militaires, les soldats habitent avec
les civils, au quartier. Beaucoup de brigades de gendarmerie
ne comptent que trois ou quatre éléments et aucun
moyen de transport. Etant donnés ces handicaps, les forces
de sécurité ne sont pour la plupart pas performantes.56
Leur inefficacité a conduit les autorités à créer et à privilégier
des unités spéciales. Censées traiter des problèmes
spécifiques, criminels ou frontaliers, elles bénéficient de
pouvoirs étendus et d’une impunité de fait. Le statut de
deux de ces corps d’élite, la Garde présidentielle (GP)
chargée de la sécurité du président et le Bataillon d’intervention
rapide (BIR), pose en particulier question. Tous
deux bénéficient d’un régime spécial, puisqu’ils ne dépendent
pas du ministère de la Défense mais directement
de la présidence. Ils sont en outre commandés et formés
par un officier étranger : Avi Abraham Sirvan, un colonel
retraité de l’armée israélienne et ancien attaché de défense
à l’ambassade d’Israël à Yaoundé, qui est lié par un
contrat privé à la présidence.57
Alors que la GP assure la sécurité du président et est stationnée
à Yaoundé, le BIR, a été conçu pour faire face à
de nouvelles formes de criminalité.58 Il a été chargé à ses
débuts de combattre les coupeurs de route qui sévissent
au Nord et à l’Est du pays. Le recrutement de ses éléments
diffère de celui des autres entités : il est centralisé
alors que les forces régulières comptent un centre de recrutement
dans chaque région. Le BIR est cependant com-
54 Une grande partie du budget est détourné et gaspillé en dépenses
somptuaires. Entretien de Crisis Group, membre des
forces de sécurité, Yaoundé, avril 2010.
55 Un membre des forces de sécurité a confié à Crisis Group ne
pas avoir manié d’arme depuis 1990. Entretien de Crisis Group,
membre des forces de sécurité, Yaoundé, avril 2010.
56 Entretiens de Crisis Group, expert des questions militaires,
Yaoundé, mars 2010.
57 Cette implication israélienne dans la sécurité présidentielle
date de la tentative de coup d’Etat de 1984 : doutant de la
loyauté des Français qui assuraient jusque-là sa sécurité, Paul
Biya s’est tourné vers les Etats Unis. Ces